Les Inrockuptibles

Femmes délibérées

Tous les soirs, dans Le Petit Journal, Catherine et Liliane réussissen­t une critique légère et décalée de l’absurdité de l’actualité people. Et on ne rit jamais contre elles, elles nous ressemblen­t trop. Avec son complice Bruno Sanches, Alex Lutz est le m

- Par J ean- Marie Durand photo Philippe Garcia pour Les Inrockupti­bles

Ses yeux de biche aux longs cils recourbés, sa perruque blonde dans laquelle, d’un geste furtif, elle plonge la main pour la reposition­ner, sa voix haut perchée, familière, glosant sur les gossips de la presse people, ont fait de Catherine une vedette cathodique, sinon une nouvelle déesse hexagonale. Du lundi au vendredi, dans Le Petit Journal, sa revue de presse avec Liliane – sa complice auburn, plus ronde mais tout aussi volubile – amuse le pays, enfin confronté, à travers elles, à l’image accomplie des fameuses ménagères de 50 ans, restées une abstractio­n jusqu’alors. “Là, elle existe”, suggère Alex Lutz, l’animal qui habite et habille notre nouvelle Tootsie nationale.

Plus que de simples femmes apprêtées, dont elles auraient pastiché les codes les plus caricatura­ux, Catherine et Liliane sont de vraies téléspecta­trices et lectrices de la presse populaire, animées d’une curiosité irrépressi­ble pour les potins de stars, d’une lucidité implacable sur les travers des politiques. A la fois pleinement engagées dans leur époque, et vaguement détachées d’elle, en apesanteur historique et hystérique. Elles restent suspendues au- dessus de la planète des branchés, accrochées à la volonté de rester les contempora­ines d’un monde reflété par

Jours de France, Voici, Paris Match et autres gazettes pour midinettes éternelles.

Assis dans son bureau, logé dans le grand appartemen­t de son producteur Jean- Marc Dumontet, Alex Lutz nous reçoit, sérieux et attentif, la voix grave, comme dans une cellule de dégrisemen­t au lendemain d’un show survolté. En jean, baskets et T- shirt Marc Jacobs, visage d’éternel adolescent malgré ses 35 ans, rien ne laisse présumer ainsi mis à nu, délesté de ses artifices cosmétique­s et vocaux, qu’il se grime aussi facilement en femme de 50 ans. Le travestiss­ement est son ( jardin) secret. “Je n’ai jamais regardé les femmes comme des créatures étranges, inconnues ; j’ai toujours eu l’impression de comprendre ce qui pouvait les traverser, même dans mon corps, avoue- t- il, tout en rappelant qu’il a longtemps vécu dans un univers familial féminin ( une mère, deux soeurs). La manière de les habiter me semble assez

évidente.” Et assez plaisante, comme toute l’histoire de la comédie le prouve, surtout depuis le numéro de Jack Lemmon et Tony Curtis dans Certains l’aiment

chaud. “Deux mecs en perruque et en talons, c’est archaïque et drôle, même quand c’est mal fait : dans les familles de France, il y a toujours l’oncle machin qui se fout une perruque et se fait des nichons avec des oranges.”

Mais d’où Catherine et Liliane ont- elles surgi ? D’une errance urbaine et d’un exercice d’imitation spontané, aussi simplement que cela : “Avec mon complice Bruno Sanches, on se promenait avec mon petit garçon dans la rue. On suivait deux femmes et on s’est amusés à restituer leurs gestes et leurs mots. On a continué en impro quand on est arrivés à la maison, et on s’est dit que l’on tenait quelque chose sans savoir ce qu’on pourrait en faire. Mais les traits essentiels de Catherine et Liliane étaient tout de suite précis, évidents dans la voix, la posture. On les a juste affinés au fil du temps.”

Avec son ami Bruno, en Liliane hilarante, il joue habilement sur un curieux effet de proximité, presque inavouable, avec des figures familières à tous les téléspecta­teurs : des passantes croisées dans la rue, des images de vieilles tantes, de belles- mères, voire de mères tout court… Pour éclairer les ressorts de leur notoriété grandissan­te, Alex Lutz met surtout en avant leur “gentilless­e” et leur “bon sens populaire”. “D’ailleurs, j’en ai marre de la méchanceté actuelle. L’époque est horrible, revanchard­e, acerbe, amère, pas psychanaly­sée pour un sou. Après quoi court- on ? Qu’est- ce que l’on veut ?”, se demande- t- il.

“Catherine et Liliane sont sympas, elles marmonnent, elles critiquent, mais au fond, elles sont gentilles et plutôt réjouies.” Pour autant, elles ne sont pas

idiotes et décervelée­s. “Elles ont des valeurs morales inébranlab­les, leur lutte contre le Front national n’est pas un combat mais une évidence, elles lisent les programmes. Certes, elles sont approximat­ives, mais elles restent lucides devant le monde. Elles savent que l’on ne peut pas exiger de Hollande un bilan au bout de six mois. Elles disent : ‘ deux minutes, les amis’. D’ailleurs, on les a imaginées politiquem­ent proches du centre, cela nous arrange, on peut en faire ce que l’on veut.”

Elles peuvent aussi se montrer critiques envers la bien- pensance dominante : “Elles aiment Canal, mais elles pensent que c’est souvent poseur et frimeur. Il ne suffit pas de porter des Stan Smith et de dire ‘ ciao bonsoir’ pour être branché. Elles en ont d’ailleurs marre de voir des comiques dans toutes les émissions.” Certains reprochent à Lutz de porter un regard narquois sur les classes populaires à travers la peinture qu’il ferait de ces deux secrétaire­s hautes en couleur. “Mais où a- t- on dit qu’elles étaient issues des classes populaires ?,

se défend le comédien. Qu’est- ce que l’on en sait ? Ce sont plus les codes de l’intellectu­alisme bourgeois qui les stigmatise”, estime- t- il, étonné de ce racisme social inversé.

Elles “peuvent dire des conneries”, certes, mais ce qu’il conteste le plus est leur supposée bêtise. “Je ne supporte pas que l’on me dise : ‘ Catherine et Liliane, on adore, mais qu’est- ce qu’elles sont connes !” Tout au contraire, Alex Lutz réfute l’idée qu’il se moquerait de ses félines et fielleuses créatures et revendique une empathie pour elles, comme si le léger écart que son incarnatio­n dessine avec les normes de l’intelligen­stia respectabl­e ne pouvait suffire à la disqualifi­er à ses yeux, bienveilla­nts bien que taquins. “Je ne ris pas d’elles,

je ris avec elles”, insiste Lutz, pour qui le rire participe au fond d’un geste de partage plutôt que de rejet. “Elles me paraissent vives ; et au prétexte d’en faire la vox populi, on en fait des nanas qui sortent, votent, vont au cinéma, écoutent de la musique, même si elles sont restées bloquées sur leur jeunesse, comme nous tous : c’est quand même rare d’être mégabranch­é à 50 ans.”

Observer, élargir, poétiser, déplacer… Les stratégies adoptées par les humoristes pour inventer leurs personnage­s empruntent des voies multiples. Au- delà même de sa Catherine déchaînée, Alex Lutz adopte aussi sur scène des dizaines de masques insensés, d’un acteur de porno débordé à un vieillard au crépuscule de sa vie, d’un directeur de casting insupporta­ble à un technicien sympa mais irresponsa­ble, d’une vendeuse précieuse à un présentate­ur de journal télévisé dépassé, ou même d’un singe à un cheval… Animal de scène, animal sur scène, il sait tout faire, habiter, suggérer, même sans perruque, avec son plus simple appareil : son visage, ses mains, sa voix, nus, plastiques, magiques.

Sa mosaïque de personnage­s compose un vaste ensemble, comme la coupe transversa­le d’un certain paysage social d’aujourd’hui, moins sociologiq­uement représenta­tif que socialemen­t incisif. A la manière d’un “Parlement des invisibles” excentriqu­e, son one- man show restitue ces petits riens qui définissen­t en creux le monde social, traversé de tant de comédies et tragédies individuel­les enlacées. Ce qui lui importe,

“dans les familles de France, il y a toujours l’oncle machin qui se fout une perruque et se fait des nichons avec des oranges”

comme avec Catherine, c’est d’éviter “la position de surplomb”. “J’essaie à chaque fois de rendre mes personnage­s surprenant­s, sincères, en insistant sur des traits imprévisib­les.”

Lutz explique toujours partir d’une observatio­n, d’une rencontre, d’un détail minime, d’un étonnement furtif, d’une image,

à partir de quoi une histoire s’invente, un monde se déploie. “Je me définis souvent comme un portraitis­te. Je dessinais d’ailleurs beaucoup dans mon enfance.” Un livre de la peintre américaine Elizabeth Peyton rangé dans un coin de son bureau confirme ce goût du portrait. “Mon travail d’humoriste prolonge ce geste : dessiner la vie des gens. Cela m’aide à aimer l’humanité.” Pour cela, il essaie de “peaufiner chaque élément des personnage­s”. Sans savoir exactement lui- même à quoi tient leur effet de présence saisissant. Probableme­nt au plaisir du jeu. A un plaisir de

prolonger l’enfance. “C’est vrai qu’il y a énormément d’enfance dans ce que je fais, et je ne veux pas casser mes jeux d’enfant. Catherine et Liliane, c’est comme mes Lego d’hier. Je joue à, je ne cesse d’affirmer : ‘ on dirait que’.

Et j’essaie de me réconcilie­r avec les autres comme ça. A travers l’imaginaire.”

Comme s’il avouait secrètemen­t être fâché avec le monde, Alex Lutz revient souvent sur ce motif de la réconcilia­tion, dont le rire pourrait être l’une des scènes possibles. “Mon grand fantasme, c’est

la réconcilia­tion.” Il pense à d’autres comiques qui, selon lui, portaient ce désir : “Coluche était obsédé

par ça.” Il cite aussi Germain Muller, un cabarettis­te très célèbre à Strasbourg, qui des années 50 à 80

“a oeuvré pour la réconcilia­tion de l’Alsace avec elle- même”.

L’Alsace : il en vient. C’est à Strasbourg qu’il a découvert le théâtre. “J’étais un grand admirateur de Brecht, Botho Strauss, Schnitzler.” Il crée sa propre compagnie, écrit dès l’âge de 18 ans des pièces un peu sérieuses comme Lou et Manfred, “une histoire d’amour entre une journalist­e et un comédien à un moment où toutes les municipali­tés alsacienne­s passent à l’extrême droite”. La politique l’inspire, les petites histoires cachées sous la grande l’intéressen­t.

C’est aussi à Strasbourg, et au cours de ses années de formation au théâtre de la Choucroute­rie, qu’il crée cette tribu que l’on retrouve aux manettes de Catherine et Liliane, mais aussi de son one- man show. Son complice Bruno est en première ligne, ainsi que son frère d’armes, son metteur en scène Tom Dingler, fils de Cookie, auteur du tube des années 80, Femme

libérée, dont les paroles résonnent trente ans plus tard dans les facéties de Catherine et Liliane : “Elle est abonnée à Marie Claire/ Dans l’Nouvel Obs elle ne lit que Bretécher/ Le Monde y a longtemps qu’elle fait plus

semblant/ Elle achète Match en cachette c’est bien plus marrant/ Ne la laisse pas tomber/ Elle est si fragile/ Etre une femme libérée, tu sais c’est pas si facile…”

Des cabarets alsaciens au comique de boulevard, Alex Lutz se sent l’héritier de plusieurs traditions de l’art de rire de soi et du monde. Mais ce qui prédomine chez lui, par- delà son refus de se positionne­r dans le champ de l’humour aujourd’hui foisonnant, est le goût de jouer, tout le temps, de s’étonner de nos vies pas forcément marrantes, parfois désolées. La bande de potes, le rire comme arme de survie, le sens de l’observatio­n, l’agacement comme source vitale, le regard transversa­l sur l’étrangeté de la vie des gens, l’interrogat­ion sur ce qui les anime… La raison du succès actuel d’Alex Lutz, dont le spectacle en mai à Bobino est déjà complet, tient probableme­nt à une simple forme de générosité dans son geste comique.

S’il plaît tant aux foules, quitte à ne pas trop les déranger, s’il se distingue dans le bain asphyxiant de l’ironie dominante ( la marque du “nihilisme

de masse”, selon l’écrivain Mehdi Belhaj Kacem), c’est qu’il renvoie à son public une certaine idée de lui- même, de ses travers, de ses fantasmes et appréhensi­ons. Chez Lutz, tout est vrai dans le faux, tout est possible dans l’improbable. Les vérités de ses faux- semblants ont le charme nerveux d’un fou rire partagé entre Catherine et Liliane : un rire fou.

one- man show d’Alex Lutz, du 29 avril au 31 mai, à Paris ( Bobino)

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