Les Inrockuptibles

“ma haine du notable reste intacte”

Après une carrière déjà longue et accidentée, Miossec surprend et séduit à nouveau avec un album plus musical : Ici- bas, Ici même. On y retrouve le chanteur qui, il y a vingt ans, nous avait envoyé sa cassette comme une bouteille à la mer.

- Par JD Beauvallet photo François Rousseau pour Les Inrockupti­bles

De musique, il est beaucoup question sur le nouvel album de Miossec, Ici- bas, ici même. Pour la première fois depuis son premier album, Boire en 1995, il n’avait jamais réuni sur le même disque autant de refrains, de mélodies, de chansons tout simplement : Miossec a fait le ménage, ne s’est plus senti obligé de tout remplir avec des mots, par peur du vide. Il s’est même, avec la complicité d’Albin de la Simone, octroyé des pauses, des respiratio­ns, des silences : une épure qu’il s’était imposée comme un dogme, pour ce neuvième album enregistré chez lui, dans sa maison au bord de la mer, dans le Finistère, d’où il espionne les navires. De ses disques, il dit : “L’idée que je m’en fais, c’est celle d’un mec qui baragouine.”

Rangé des bécanes, il a quitté la vie de groupe, la vie de gang pour une existence insulaire, voire de vieil ours. Mis au sec par un médecin qui lui a interdit l’alcool depuis quatre ans, Miossec s’est ainsi sorti du chaos et du danger. Mais sans jamais perdre de sa réjouissan­te et salutaire envie de “saccages”. Vingt ans après Boire, on les retrouve, lui et ses chansons, avec les mêmes frissons : la boucle est bouclée, tout recommence à zéro – “On vient à peine de commencer”, chante- t- il.

Il y a vingt ans exactement, on recevait à la rédaction la cassette de maquettes d’un inconnu, Christophe Miossec, qui allait nous enthousias­mer. Qu’attendais- tu de cet envoi ?

Miossec – C’était évidemment une bouteille à la mer, mais très naïvement, j’y croyais. En revanche, je ne m’attendais pas à un tel impact quand j’ai découvert que vous aviez chroniqué ma cassette. J’avais l’impression d’être enfin arrivé à quelque chose, ça me suffisait déjà. Ce n’était même pas ma dernière chance : c’était la seule. Pour des raisons économique­s, je ne pouvais plus attendre : j’avais déjà vendu ma guitare sèche, ma basse pour payer mes billets de train Brest- Paris. A la suite de la publicatio­n dans Les Inrocks, j’ai obtenu un rendez- vous chez un gros éditeur parisien. Quand je suis arrivé, dans la boîte de la cassette que je voulais lui faire écouter, il y avait une bande de Morrissey, que j’avais mal rangée ( rires)… Il m’a quand même signé. Sans ça, la suite de mes aventures était tracée : j’avais tout fourgué à Brest et je repartais vivre à La Réunion. Pour sans doute faire du journalism­e.

Tu imaginais alors avoir tous ces albums en toi ?

Pas du tout. J’arrivais à 30 ans et même si je suis un gros bosseur, je haïssais le monde du travail. A TF1, pourtant, j’avais trouvé ma place en rédigeant les textes des bandesanno­nces. C’était super, d’écrire quelques lignes au cordeau sur la série Columbo ( rires)… Je n’avais aucune envie de zoner dans la musique, de m’accrocher coûte que coûte.

As- tu des périodes d’absence, de mémoire vide sur ces vingt dernières années ?

Ça peut être terrifiant, mais je me souviens de tout. Même des sales moments, qui sont des balises. Il y a des périodes où j’ai voulu tout dévaster, où j’étais bien paumé. Ça tenait principale­ment à ce que je suis, à mes camarades de jeu aussi. On m’a poussé aux excès, à la caricature. Et pourtant, même là, ça collait avec ce que je suis profondéme­nt. Avoir un contrat avec une maison de disques, c’était m’évader du monde du travail, je voulais jouer tout le temps, comme un taré – déjà parce que je n’avais pas de chez moi et que je ne voulais pas rentrer chez mes parents. Sur les deux ou trois premières années, on n’était pas un groupe, mais la pire bande de fous furieux, de têtes brûlées.

Tu t’es fait peur ?

Peur, pas vraiment. De l’angoisse, oui. A 30 ans, je vivais ma crise d’adolescenc­e, c’était fabuleux de pouvoir cracher à la gueule de la Terre entière. Moi, à partir de 14 ans, j’ai vécu avec mon groupe Printemps Noir une grosse expérience de la musique, dont les Trans. Puis j’ai vu les Rennais Splash!, que j’adorais, à qui tout semblait promis, se diluer, se dévoyer, perdre cinq ou six ans de leur vie. Et là, par peur de cette mort lente, j’ai préféré tout arrêter, j’avais 17 ans. J’ai eu tout ce temps, entre 18 et 30 ans, quand j’ai enregistré le premier album, pour réfléchir : je savais ce qu’il ne fallait pas faire. Je suis arrivé avec un univers à peu près construit. J’étais cohérent avec ce que j’étais.

Tu te sens seul quand tu déboules en 1995 avec Boire ?

Toutes les majors signent alors, pour des fortunes, des groupes de fusion metal- rap, qu’ils ont préféré oublier depuis. On tournait partout, on voyait dans l’oeil des mecs qu’ils découvraie­nt un truc acoustique, inédit, je sentais qu’ils allaient me piquer mon métier, de Cali à Louise Attaque ( rires)… Je ne sais pas du tout quoi penser de cette prétendue “paternité”… Est- ce “au secours” ou “tant mieux” ? C’est raide, parfois, surtout quand les groupes en question te cassent du sucre sur le dos pour tenter de se faire une place. Mais la vraie filiation, elle remonte à La Fossette de Dominique A, qui m’est antérieur. C’est lui, le vrai déclencheu­r. Moi, c’est plus le côté commercial, plus grand public qui a fait réfléchir les autres. Pourtant, j’ai été très je- m’enfoutiste. Mais tout va bien : je ne remplis pas de Zénith et ça me va parfaiteme­nt. Si j’étais monté trop haut à une époque, je serais tombé de haut, ç’aurait été tragique. Ma carrière a toujours été stable, même quand les disques étaient moins bons. J’en fais un point d’honneur : je veux rester rentable pour ma maison de disques. En ce sens, je suis très peu artiste.

Y a- t- il des cassures dans ta carrière ?

Après Boire, tout est parti de travers. J’avais gambergé sur ce premier album, à cette possibilit­é d’une musique qui ne soit pas vraiment du rock, avec sa propre écriture… Et puis, on est vite devenu un groupe de rock, dès le deuxième album : tout ce que je ne voulais pas qu’on soit. C’est l’effet “bande”, j’ai baigné dans cette idée de communisme – le même cachet pour tous – jusqu’au jour où tu vois bien que t’es tout seul dans ce bazar… Mais

“j’ai beaucoup coupé dans ma logorrhée. J’ai voulu faire des morceaux plus musicaux pour laisser respirer le français”

c’était aussi ma façon de disparaîtr­e, la démocratie peut servir à aplanir. J’essayais d’être en retrait, mais ça s’appelait toujours Miossec.

Pourquoi cette peur du rock ?

C’est un truc primitif, immédiat, énorme, le rock. Je trouvais ridicule de faire du rock à 30 ans. Ça ne m’a pas empêché d’en faire à plus de 45 ans, sur Chansons ordinaires… Mais celui- là, c’était mon choix, ma dernière chance d’en faire, avant le grotesque. Et puis on a de la chance en France : on peut devenir un vieux chanteur. Même un vieux chanteur tout moche.

“On est quand même plus beau vivant que mort”…

Tu chantes

Les meilleurs concerts de rock que j’aie vus, les mecs avaient un pied dans la tombe, comme le Gun Club, Blurt ou Richard Hell, des trucs apocalypti­ques. Notre chaos des premières années, c’était la vérité du moment, on était au premier degré, pas pour faire du folklore, pas dans le calcul. Mais je sais aussi que cette mythologie tue.

Comment t’es- tu arrêté avant le point de non- retour ?

Plusieurs amis de jeunesse sont morts, j’ai changé de vie, j’ai quitté Brest pour m’installer près de Nice. Si je n’avais pas fait ça ( silence)… Toute une partie de ma vie se déroulait sur la Côte d’Azur, à lire le journal en short et en T- shirt sur le port de Beaulieusu­r- Mer, alors que l’autre se passait sur la route, en gang de furieux, c’était complèteme­nt schizo. A Brest, je serais devenu un coq de village. Mais comme les gens ne me voyaient qu’en représenta­tion publique, ils imaginaien­t que ma vie, c’était ça, toute l’année. Personne ne connaissai­t ma double vie. Quoi que je fasse, je garderai cette image de mec qui titube, qui s’effondre. Cela dit, j’avais appelé mon premier album Boire, je l’ai cherché ( rires)…

Tu ne bois plus depuis des années, as- tu participé à des réunions des Alcoolique­s anonymes ?

Pas du tout. Ma chance, c’est que mon cerveau ne supportait plus du tout l’alcool. A la fin, six ou sept verres et j’étais cuit. Tout le monde autour de moi pensait que je buvais en cachette.

“j’en fais un point d’honneur : je veux rester rentable pour ma maison de disques. En ce sens, je suis très peu artiste”

C’est venu graduellem­ent, la pathologie se traduit aussi par des problèmes d’équilibre. La maladie, l’ataxie, a commencé par un grave mal aux genoux. Et un jour, à 11 heures du matin, un médecin m’a expliqué ce dont je souffrais. Il m’a dit : “Plus une goutte d’alcool ou c’est la chaise roulante.” J’ai dû fixer une date : celle de mon dernier verre. Le médecin m’a accordé une semaine de grâce, pendant laquelle je me suis offert les meilleurs vins. Et j’ai tenu. En partie pour emmerder mes détracteur­s ! J’ai alors attaqué une nouvelle vie. C’était il y a quatre ans.

On ressent clairement ce second départ sur Ici- bas, ici même. Le ton se rapproche beaucoup de Boire…

Je trouve aussi, il y a cette même économie de moyens, cette envie de ne pas ajouter systématiq­uement des couches… Comme pour Boire, j’ai pris du temps pour le mûrir – trois ans. J’ai beaucoup coupé dans ma logorrhée. Auparavant, j’étais content d’entrer quinze pieds dans une phrase, de ne rien tailler au cordeau : ça venait de Dylan. Je n’écoute jamais mes disques, mais l’idée que je m’en fais, c’est celle d’un mec qui baragouine. J’ai souvent voulu écrire des morceaux plus musicaux pour laisser respirer le français et là, comme j’ai tout composé, j’ai pu enfin m’y mettre, grâce aussi à mon compagnon de jeu Albin de la Simone. Avec mon image, j’ai toujours été pris pour un non- musicien, un non- compositeu­r. Sur scène, j’ai des mots importants à dire, je ne vais pas gratouille­r un truc pour me donner un genre. Mais sur le dernier album, en studio, j’ai joué toutes les guitares. Je n’ai aucune base de solfège, seulement quelques cours à 13 ans. Pour moi, le seul apprentiss­age de la musique, c’est l’after- punk, Wire, Gang Of Four… Tom Waits, ça me passionne de le décortique­r : au fil des années, le nombre d’accords se réduit, on parvient au minimalism­e absolu. Il y a un côté presque hip- hop dans l’écriture d’une chanson comme Qui nous aime, une recherche de punchline, d’efficacité, comme dans la musique cubaine aussi.

As- tu changé tes habitudes de t ravail ?

Le lieu, surtout. Après vingt ans de bordel, je me réveille chaque matin dans un cadre inespéré, je n’en reviens pas de vivre là. Et comme je n’ai pas fini de payer la maison, je dois travailler ( rires)… En plus, j’ai ma cabane dans le jardin, elle vient du Canada, posée au bord de la falaise, dominant la mer d’Iroise. Je surveille avec mes jumelles de l’armée chinoise le trafic de la rade de Brest.

As- tu des rituels ?

Toujours pas, je suis même effrayé par la discipline des écrivains. La chanson, ça reste des impulsions. Pour cet album, j’ai beaucoup écrit, avant d’énormément couper. Avoir été journalist­e fait que je n’ai pas peur du papier : il faut écrire vite, la feuille blanche est là pour être noircie, rien n’est sacralisé. Je dis à ma copine “je vais travailler” quand je me rends à la cabane, elle sait qu’elle ne devra pas m’attendre. Je ne veux pas polluer le reste de la maison avec mon travail : la sueur, c’est dans la cabane. C’est ma course en solitaire.

Quand tu ne fais pas de musique, comment occupes- tu tes journées ?

Madame va au marché, ramène des produits frais… Je ne sors pas de la maison. Bouquins, guitare, films, backgammon… Je vis comme un insulaire, en autarcie, sur mon territoire. Je peux passer des jours sans voir personne – je n’ai pas un amour délirant des gens, peut- être. A Brest, j’ai quand même trouvé une petite fonction sociale, je file des coups de main. Un copain est fromager, moi je fais de l’artisanat de chansons, à ma petite échelle. Je n’ai jamais eu envie de démesure, de devenir un notable et de traîner dans un bar lounge plutôt que dans un rade de Recouvranc­e. Cette haine du notable, ce désir de saccage restent intacts. J’aime toujours autant foutre la merde, avec ou sans alcool. La politique ? Non, c’est fini, nous avons perdu de 37 voix aux municipale­s de 2008, je me demande si c’est pas de ma faute ( rires)… Le gros showbiz qui s’installe à Loc- Maria Plouzané, c’est mal vu…

Tu te vois un jour ne plus être interprète, devenir auteur pour les autres à temps plein ?

C’est une question que je me pose souvent. J’ai habité le Sud, puis Bruxelles, puis le Finistère : je ne traîne donc jamais avec les profession­nels de la profession. Depuis le début, je suis en marge. Alors auteur, oui, c’est tentant. Ne pas écrire pour soi, ça libère, ça force à changer de dictionnai­re. Savoir que la chanson qu’on propose peut finir à la poubelle, ça rend le coeur léger. Ecrire pour Johnny, par exemple, c’est génial. Ça me donne une raison de rester enfermé dans ma cabane. Et un an plus tard, tu vas voir Johnny en concert à Brest et le public reprend ta chanson en choeur. C’est un moment de joie assez enfantine, mais très forte. Et puis écrire pour Johnny, ça achète la liberté, ça permet de ne pas avoir la boule au ventre quand l’album va sortir. Mes fins de mois ne dépendent pas d’Ici- bas, ici même, du coup…

Tu as beaucoup chanté la mélancolie. A- t- elle évolué au fil des ans ?

Elle est beaucoup moins crevassée qu’avant, ça peut même être agréable, ça dépend où tu glisses avec. Elle m’a entraîné par le fond, parfois… Le fonds de commerce de mes chansons a peut- être été assimilé à mon état permanent, alors que je n’ai jamais eu l’impression d’être dépressif.

Comment s’est dessiné Ici- bas, ici même ?

J’ai commencé par rencontrer beaucoup de musiciens, il y a eu plein de fausses pistes. Mon ingénieur du son live et celui de l’album, Jean- Baptiste Brunhes, m’ont tous les deux parlé d’Albin de la Simone, mais je ne voyais

pas ce qu’un compositeu­r pouvait m’apporter. Mais de même je suis parolier pour d’autres, Albin sait devenir arrangeur. On change seulement les casquettes. Au départ, j’avais établi une feuille de route, qui disait notamment que les enregistre­ments en couches étaient interdits, que le balayage folk était banni, que l’on ne devait pas sentir le charcutage des logiciels de production… Souvent, le premier jet a été retenu. Albin a bien compris le son que je voulais, il a débarqué avec des guitares des années 60, avec un son un peu rude, comme des Höfner. Un autre dogme de cet album, c’est que je ne voulais pas sortir de ma maison, où je suis tranquille et détendu, avec cette impression de fomenter mon mauvais coup dans mon coin. Dès que je suis en territoire étranger, comme je suis timide, je m’efface. Nous avons réquisitio­nné ma cabane, ma cave, on n’a utilisé que des reverbs naturelles. C’est devenu ultra- obsessionn­el, on s’est fait du mal avec la musique. Chacun devait défendre constammen­t son territoire, c’était excitant. Dans le passé, pour avoir ainsi voulu être collectif, je me suis fait engloutir. Par exemple, j’ai été dépossédé d’A prendre…

Avais- tu décidé de certains thèmes à aborder sur ce nouvel album ?

J’avais envie de me frotter à la mort. L’amour, non, ça devient trop compliqué sans radoter ( rires)… Autour de moi, il y a beaucoup de morts… Normalemen­t, j’aurais dû être le premier sur la liste, avec la vie que j’ai menée… Beaucoup de gens viennent me parler, peut- être parce que je sais tendre l’oreille. Les gens ont l’impression que je suis un spécialist­e des situations perdues, que je connais bien le fond du trou…

Tu chantes “Il ne fera plus le salaud, il ne fera plus le crétin”…

Je me suis marré en l’écrivant. J’aime bien dérailler, il est hors de question que ça change. Ma timidité fait de moi un bon crétin, j’aime gâcher les soirées.

Certains textes d’Ici- bas, ici même sont presque des mots d’excuses, aux autres, à toi…

Pour une fois, je n’écris pas contre… Des excuses, oui, mais pas totalement assumées. Je ressens ce côté “grands soldes avant travaux”. Ou avant de fermer boutique ( rires)… Je me vois en train de commencer autre chose, avec des outils différents. Mais je ne crois pas à la guérison, je continue de penser que la psychanaly­se est l’escroqueri­e du XX e siècle. Je trouve ma maladie très saine, je ne sais pas où est la normalité – et elle me fout les jetons. La France est un pays atrocement moral et hypocrite, où les cocaïnés se moquent des pochetrons… Trouver la paix, ce n’est pas une fin en soi. Je ne veux pas guérir.

album Ici- bas, ici même ( Pias/ Le Label) christophe­miossec.com

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