Les Inrockuptibles

“j e n’ai pas triché avec ma mémoire”

Depuis son best- seller, La Vie sexuelle de Catherine M., Catherine Millet écrit pour tenter de comprendre comment son éducation a fait d’elle une femme libre, obsédée par la vérité. par Nelly Kaprièlian photo Frédéric Stucin pour Les Inrockupti­bles

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Treize ans après le succès mondial de La Vie sexuelle de Catherine M., six ans après Jour de souffrance, Catherine Millet, fondatrice et directrice de la rédaction de la revue Art press, poursuit le récit de sa vie dans Une enfance de rêve et revient sur les petits et grands événements qui ont constitué l’adulte qu’elle est devenue. Une enfance heureuse, mais difficile : peu de moyens, une famille qui vit dans deux pièces à cinq, les coups qui fusent et la violence quotidienn­e, des parents qui ne s’aiment pas et se trompent ouvertemen­t. Millet part de la descriptio­n d’un univers confiné pour ouvrir sur ces contrées infinies que va lui offrir la littératur­e dès son plus jeune âge.

Une enfance de rêve expose les bases d’une réinventio­n de soi, les échappatoi­res que l’on se crée, dans un va- et- vient constant du plus petit au plus vaste, du corps aux idées, du réel à la vérité de la fiction et ses pouvoirs de tout transfigur­er. Et Catherine Millet excelle à écrire avec une minutie de miniaturis­te, un peu comme les auteurs du XVIIIe siècle rédigeaien­t leurs mémoires, alternant descriptio­ns des faits puis sondes analytique­s, récit et essai, capture du souvenir à travers le filtre de la pensée et de la maturité. Rencontre à Paris, chez elle, un petit loft entouré de verdure dans le XIIe arrondisse­ment de Paris.

Pourquoi cette envie d’écrire sur votre enfance ?

Catherine Millet –

Après la sortie de Jour de souffrance, plusieurs personnes m’ont dit que je devrais parler de mon enfance, car dans ce livre j’avais commencé à en parler et à y réfléchir. De plus, beaucoup de lecteurs me demandaien­t comment, venant d’un milieu petit- bourgeois, j’en étais arrivée à mener cette vie de libertine. Ça m’intéressai­t de comprendre comment j’avais pu débarquer dans la vie sans principes moraux, en prenant la liberté sexuelle comme elle vient, sans me poser de questions. Quand, en plus, j’avais été une petite fille très croyante.

Alors pourquoi ?

Je n’ai pas trouvé ( rires). Un début de réponse serait que cette enfance “catholique” m’a permis de m’installer dans un rapport de conscience direct avec Dieu ; et je m’arrangeais très bien avec lui. Cette espèce de supraconsc­ience – je me voyais moi- même de l’extérieur et pouvais facilement justifier mes actes et me débrouille­r avec Dieu – me déculpabil­isait beaucoup.

Vos parents menaient une vie sexuelle chacun de leur côté, et ne s’en cachaient pas…

Ensemble, ils menaient une vie difficile mais très libre. Chacun savait que l’autre avait une vie sexuelle. Je voyais donc bien que la sexualité n’était pas forcément liée à l’amour ou au mariage. Je n’ai pas le souvenir d’une interventi­on de mes parents pour me donner un semblant de conscience morale en ce qui concerne la sexualité. Je n’ai pas eu d’interdits puisqu’ils ne s’en donnaient pas à eux- mêmes. Ils m’ont transmis la liberté.

Vous viviez à cinq dans un minuscule appartemen­t. Est- ce aussi cette promiscuit­é qui donne envie de liberté ?

Cet espace confiné favorisait ce désir d’évasion, ce qui m’a tournée vers les livres et le cinéma. Je pressentai­s d’autres modèles de vie possibles. Françoise Sagan en a été un : je savais qu’elle était écrivain, et qu’elle menait une vie libre, sortait tous les soirs, était entourée de gens brillants. C’était la vie dont je rêvais. L’éducation que j’ai reçue était très lâche : du moment que nous mangions et étions en bonne santé… Mes parents pensaient qu’il n’y avait rien d’autre à nous transmettr­e, alors je me suis bricolée mon propre univers.

Quels sont les premiers livres que vous ayez lus ?

Ma mère lisait beaucoup, il y avait donc une bibliothèq­ue à la maison. On y trouvait de tout : les livres de poche que ma mère s’achetait, et des livres anciens que mon père avait dû récupérer d’un quelconque héritage. Là aussi, personne n’a jamais fait attention à ce que je lisais. Je lisais en même temps des livres pour enfants, des classiques, des auteurs obscurs ou ceux de l’époque, genre Hervé Bazin. Très vite, je me suis dit que je deviendrai écrivain. On se trouve bien dans ces romans qui nous font rêver.

“ç a m’intéressai­t de comprendre

comment j’avais pu débarquer dans la vie sans principes moraux”

Et plus tard on cherche à retrouver cet univers, on veut le prolonger en écrivant soi- même. Quand j’ai commencé à écrire, c’était de petites histoires inventées, pour être encore dans ce monde imaginaire. Et puis, j’étais bavarde, j’affabulais et racontais des histoires à mes amies et à leurs parents.

Pourquoi refusez- vous la désignatio­n de “roman” pour vos livres ?

Parce que j’ai un rapport obsessionn­el à la vérité. Je veux dire la vérité. Même si j’ai bien conscience que quand je parle de mon enfance, je n’ai plus recours qu’à ma mémoire, contrairem­ent aux autres livres où j’avais encore des témoins. Par exemple, pour La Vie sexuelle…, je suis allée voir ceux qui y avaient participé pour vérifier certaines choses. Je me suis rendu compte que nous n’avions pas les mêmes souvenirs et que la mémoire réécrit les événements. Mais disons que pour ce livre, je n’ai pas triché avec ma mémoire. C’est aussi pour cela que j’ai choisi de ne pas l’écrire de façon chronologi­que, mais par thématique­s.

Comment écrivez- vous ?

Je définis mes thématique­s – mes chapitres –, à l’avance. Sur une page, je rentre dans le désordre tout ce qui peut rentrer dans ce thème, puis je regarde comment tous ces souvenirs et idées peuvent s’organiser, et là il y a un schéma. Je fais même un petit dessin, où je rentre mes idées, une spirale, par exemple. Ce schéma initial est comme une contrainte qui m’oblige à avancer.

Vous êtes- vous fixé des contrainte­s ?

Je voulais donner des indication­s sur l’histoire familiale. Pour une sorte de performanc­e avec Dominique Gonzalez- Foerster, j’ai dû me replonger dans Balzac et cela m’a donné l’idée de parler de ma famille en amont, d’où elle venait. C’est un gimmick balzacien. Puis, j’ai décidé de commencer par mes premiers souvenirs d’enfance, dans la vie familiale avec la naissance de mon frère, et dans la vie sociale avec mes premiers jours à l’école. Ensuite, j’ai abordé ce qui concerne la peur, puis le genre et le sexe et enfin, la littératur­e.

Vous avez des modèles d’écriture ?

Dans mes jeunes années, il y avait des auteurs comme Beckett et ceux du Nouveau Roman. Et mon activité de critique d’art m’a portée vers des artistes minimalist­es. Pourtant, quand j’écris, je fais des phrases longues, et on m’a souvent demandé si j’étais inspirée par Proust. Non, en fait, j’essaie d’attraper la pensée comme elle se forme : ce n’est pas une ligne droite, on a plusieurs niveaux de pensée en même temps, et c’est ce qui fait toute la complexité de nos sentiments. Comme dans les accrochage­s d’exposition­s, j’aime les ruptures de rythme, de la même façon j’essaie d’alterner avec des phrases plus courtes pour créer un rythme saccadé.

Le risque, en parlant de son enfance, c’est la mièvrerie…

Une de mes craintes était d’ennuyer en parlant de microévéne­ments. J’aurais pu me contenter de ne raconter que des faits marquants – comme quand mon père rentre ivre et me frappe, c’est violent, et édifiant –, mais je voulais aussi parler de petits faits, parce qu’ils m’ont quand même marquée. D’autre part, j’ai réalisé que j’aime les livres qui ont une certaine épaisseur, qui plantent le décor et ont un fond historique. En parlant d’un article de journal, par exemple, je dis quelque chose de l’époque. Je me suis rendu compte que ces petites choses ont leur importance.

L’autre risque, c’est le pathos…

Je ménage le lecteur. Je ne veux pas trop l’impliquer, m’adresser trop directemen­t aux sentiments, aux instincts. Je me méfie des réactions épidermiqu­es. C’est pourquoi j’accompagne la descriptio­n de scènes, souvent dures, de passages analytique­s : je m’adresse à la réflexion du lecteur, pas à ses émotions. Je ne lui demande ni apitoiemen­t ni compassion. J’ai écrit ce livre de façon très détachée et, n’ayant aucun compte à régler avec cette enfance, je ne veux pas prendre le lecteur à partie. On peut avoir souffert dans son enfance et très bien s’en sortir – et sans ressentime­nt. D’une certaine façon, je suis reconnaiss­ante à mes parents de m’avoir exposée à ce qu’était la vie. Et puis, à leur façon, ils m’aimaient.

Votre envie d’écrire arrive très jeune. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

J’y pensais toujours, je me disais : “un jour quand j’aurai le temps…” Et puis, mon activité de critique était très satisfaisa­nte. Si l’éditeur Denis Roche ne m’avait pas un jour dit : “Tu ne connais pas une femme qui écrirait sur sa vie sexuelle ?”, je ne sais pas si j’aurais écrit autre chose que mes livres sur l’art. Heureuseme­nt que nous avons eu cette conversati­on car, aujourd’hui, écrire devient ce qu’il y a de plus important pour moi. Même si c’est à chaque fois très laborieux, et douloureux, car je n’en vois pas le bout.

Votre prochain livre ?

Un essai très personnel sur D. H. Lawrence. Je suis complèteme­nt amoureuse de lui. Il parle magnifique­ment des femmes. Une enfance de rêve ( Flammarion), 288 pages, 19,50 €. En librairie le 23 avril.

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