Les Inrockuptibles

Les Trois Soeurs du Yunnan de Wang Bing

Très loin du monde, le quotidien, dans les montagnes, de trois petites filles chinoises qui vivent sans leurs parents. Un grand documentai­re, un très grand film de cinéma tout court.

- Les Trois Soeurs du Yunnan de Wang Bing ( Fr., H. K., 2012, 2 h 33) lire aussi le portrait de Wang Bing p. 58

Ce pourrait être le titre d’un conte, d’une pièce de Tchekhov bien sûr, ou d’un film hollywoodi­en. Mais c’est d’abord un documentai­re tourné par Wang Bing, l’auteur de l’immense A l’Ouest des rails ( neuf heures dans une ville- usine abandonnée) et du magnifique Fengming – Chronique d’une femme chinoise.

Trois soeurs vivent seules, livrées à elles- mêmes, dans un village isolé des montagnes du sud- ouest de la Chine. Comme les deux plus jeunes, Zhen ( 6 ans) et Fen ( 4 ans), ont les cheveux courts parce qu’elles ont des poux, elles ressemblen­t à des petits garçons. L’aînée, Ying ( 10 ans), a les cheveux longs, on dirait déjà une adolescent­e. C’est elle qui s’occupe de tout. Car le père est parti travailler à la ville et la mère est partie tout court.

Les trois soeurs vivent dans la ferme familiale du Yunnan, à plus de 3 200 mètres d’altitude. Il ne fait pas chaud. Et n’était- ce le robinet d’eau qui coule péniblemen­t dans la cour ( ou cette télévision insolite chez les voisins), on se croirait au Moyen Age. Elles vivent dans une pièce noircie par la fumée, s’occupent des cochons et des moutons, nettoient les

Wang Bing crée une histoire avec du réel, du romanesque avec des anecdotes et la seule aide de sa caméra

pommes de terre avec leur tante, ou avec leur grandpère qui fume la pipe. Elles ne se lavent jamais, portent tous les jours les mêmes vêtements de sport qu’on trouve aujourd’hui dans tous les pays du monde. Leurs chaussures prennent l’eau. Comme toutes les petites filles, elles se chamaillen­t et pleurent quand elles sont fatiguées. On mange surtout des patates, et parfois, chez la tante, une soupe de raviolis dont il ne faut rien laisser. Quand on tue le cochon, tout le monde vient. La ferme est aux quatre vents, alors les soeurs dorment toutes les trois dans le même lit tout sale.

Et puis un jour le père revient de la ville. Il allume un grand feu au milieu de la pièce, fait se laver les filles, les prend sur ses genoux. Elles sont contentes même si elles ne disent rien. Les gens parlent peu. Ying va à l’école aux murs abîmés, avec son livre de classe tout corné par l’humidité. Mais le père doit bientôt repartir à la ville avec les deux plus petites, très impression­nées de prendre le car, et Ying reste seule avec son grand- père, qui n’a rien d’un rigolo.

La vie est dure, mais elle ne se plaint pas. Parfois, elle s’arrête de travailler sur le versant d’une colline et regarde au loin, comme un personnage de John Ford. Le temps est suspendu. Les nuages passent. Le quotidien devient lyrisme. A quoi rêve- t- elle ? La misère est aussi morale. Il n’y a que les enfants qui parfois chantent un peu. Un soir, le grand- père revient avec les moutons en hurlant : “Qu’est- ce que tu fais ? Tu es encore dans tes livres ?”… Alors elle range vite sa petite table d’écolière. Elle est bien vaillante, Ying, aux yeux toujours baissés…

Absence totale de jugement moral, sens du cadre, du rythme, du récit, sens de l’humain surtout, Wang Bing est un grand cinéaste de l’ontologie, qui crée une histoire avec du réel ( la définition même de la modernité), du romanesque avec des anecdotes et la seule aide de sa caméra. C’est un grand film, simple en apparence, qu’il nous offre avec ces trois petites filles inoubliabl­es perdues au- dessus des nuages, loin, très loin du grand mirage économique des villes. Jean- Baptiste Morain

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France