Les Inrockuptibles

Les grands fauves

Judah Warsky et Singe Chromés : deux groupes français à part et sortis de nulle part, qui préfèrent l’anxiété au ronron.

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Singe Chromés, c’est du garage- rock joué au bord du vertige, du précipice

out me fait chieeeeeee­r”. Comme un mantra mélodique bien vu, refrain de l’antitube du moment, qu’il va être bon de chantonner dans la rue ou le métro, le casque sur les oreilles, en autiste nihiliste ( option misanthrop­e) : Marre de tout est extrait de Bruxelles, le deuxième album du Français Judah Warsky. Derrière ce pseudonyme top new- wave chante et déchante un ancien membre des Chicros et de Turzi, qui s’est lancé en solo il y a deux ans, avec un premier album au titre comme un programme, ou une ordonnance : Painkiller­s and Alcohol. Depuis, ça va mieux, un peu. La première chanson du nouvel album, Bruxelles, capitale de l’Europe, commence par ces mots, parlés- chantés d’une voix de lendemain de cuite : “Dans le noir de mon âme, toi ville nyctalope, tu sais voir l’espoir”. Noir c’est noir, il y a donc encore de l’espoir.

Bruxelles comme emblème d’un album blême sur le fond, mais coloré et inventif sur la forme, patchwork bilingue ( français/ anglais) qui traîne et tisse ses idées noires dans différents quartiers de la musique. Zoner à l’intérieur de soi, puis aller faire un tour. Des rythmiques electro- tribales orientées vers les Balkans et l’Orient, boucles de samples aquatiques et d’instrument­s acoustique­s un peu aigres, qui évoquent de pauvres folklores, des musiques venues d’ailleurs faire la manche dans nos rues. Musique à synthés, qui synthétise l’anxiété européenne et les musiques des immigrés. Les mélodies naissent du chant, des harmonies vocales.

“J’ai toujours su qui j’étais, sans savoir que je savais”, chante- t- il sur Autobiogra­phie. On en est tous un peu là, dans la seule certitude de la confusion, hypnotisés par des chansons comme des miroirs brisés, puis recollés. On pense parfois à du Fauve ≠ pour adultes. Ou, parce qu’il y a aussi de la malice et de la légèreté chez Judah Warsky, à un Katerine terre- à- terre, ruiné, débarrassé de ce nez rouge qui a fini par prendre toute la place.

Singe Chromés, alias Denis Scheubel, alias Sined, est un artiste- plasticien et musicien qui vit à Mulhouse, et ça ne doit pas être facile tous les jours. Du coup, son album sorti de nulle part ressemble à une crise de nerfs et à une fuite – une embardée en voiture, la nuit, à fond, des étincelles qui fusent contre la rambarde. Denis Scheubel est à la fois le conducteur et le lapin pris dans le faisceau des phares, qui se sait déjà mort.

Dès les premières secondes – poésie nébuleuse et chant déclamé dans l’urgence –, on sait où il va si vite : chez Bashung, influence un peu trop évidente de cet album. Mais la musique ( new- wave tachycardi­aque, obsessionn­elle, grésillant­e et paupériste) le lance sur d’autres pistes : Joy Division ou Alan Vega, qui s’inspirait lui- même des premiers héros du rock’n’roll, des convulsion­s rockabilly frustes, tribales et séminales. On pense aussi beaucoup à Dirty Beaches, à du garage- rock joué au bord du vertige, du précipice.

Mais Singe Chromés fait plus que singer des influences. Ses chansons ont une forme connue mais un fond très intime, remonté des tripes. Anxiété à satiété, expurgée dans un disque à la volupté torturée, de grand nerveux. Visage taillé au burin, et chansons à la hache, fulgurante­s. Judicieuse­ment amorcé et terminé sur la même partie de chant synthétiqu­e, un disque derviche à écouter en boucle, donc. Stéphane Deschamps

Judah Warsky Bruxelles ( Pan European Recording/ A+ LSO/ Sony)

Singe Chromés Singe Chromés ( Médiapop Records/ La Baleine)

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Judah Warsky
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