Julio el maestro
Goût de l’insolite, jeux littéraires… Un volume de nouvelles inédites nous ouvre le laboratoire de Julio Cortázar, génie argentin né il y a tout juste cent ans.
Avec Marelle, son chef- d’oeuvre paru en 1963, Cortázar poussait à son paroxysme l’idée de déconstruction par un déconcertant et labyrinthique “contre- roman”, véritable Rubik’s Cube littéraire. Trois ans plus tard, sa nouvelle “Les Fils de la Vierge” inspire à Antonioni son Blow- up, sommet de dispersion narrative. De même, c’est à une délicate science du désordre que convient ces Pages inespérées, une vingtaine de microfictions provenant de la correspondance de l’auteur, de revues et de l’armoire de sa veuve, inédites en français.
Comme Borges, avec qui il partage la paternité des lettres latino- américaines, l’auteur argentin naturalisé français a érigé le roman en son propre sujet d’étude. D’où les traces de métafiction, nombreuses dans ces nouvelles. Avec “Ciao, Vérone”, la lettre d’une femme relatant sa rupture amoureuse déraille, jusqu’à mettre en péril son système énonciatif ; “En Matilde” restitue la journée d’une employée de bureau et vire au délire surréaliste où les objets ont leur vie propre ; “Séquences” est un magnifique cas de coq- à- l’âne et de mise en abyme freinant le processus créatif et toute possibilité de progression narrative.
Chez Cortázar, la mise en déroute du roman traditionnel va de pair avec un solide sens de l’humour et de l’absurde. Pages inespérées regorge de nouvelles cocasses, comme “Manuscrit trouvé près d’une main”, sur un mélomane doué de télékinésie, ou encore la série des “Lucas”, dont le personnage est une sorte d’alter ego de l’écrivain en proie à toutes sortes de phobies (“Lucas, ses coquilles” ; “Lucas, sa vie sociale”…). Si l’écrivain se montre capable de railler le système administratif, notamment dans “Histoire de Cronopes et de Fameux”, il n’est pas tendre non plus lorsqu’il s’attaque à lui- même, à la vieillesse ou la pratique de son art.
Tâtonnements et impuissance créatrice dans “Théorie du crabe”, désoeuvrement et mauvaise humeur dans “Hôpital blues”, récit d’un séjour à l’hôpital : dans cette joyeuse entreprise de démolition, il est heureusement permis de faire l’éloge du hasard, fruit d’un dialogue rapporté avec Hélène Cixous (“Lucas, ses découvertes hasardeuses”), où la phrase “Je hasarde donc je suis” résume si bien une oeuvre qu’elle pourrait en être la devise. Emily Barnett Pages inespérées ( Gallimard), traduit de l’espagnol ( Argentine) par Sylvie Protin, 137 pages, 13,50 € à lire aussi le recueil de nouvelles Façons de perdre ( L’Imaginaire/ Gallimard), traduit de l’espagnol ( Argentine) par Laure Guille- Bataillon, 185 pages, 7 €