Les Inrockuptibles

Livres Laura Gustafsson, Julio Cortázar…

Déesses grecques, prostituée­s, Richard Gere et un bifteck qui parle… Révélation des lettres nordiques, Laura Gustafsson s’attaque à l’inégalité des sexes dans une odyssée féministe trash et désopilant­e.

- Emily Barnett

Sur les photos qu’on peut voir d’elle sur internet, la Finlandais­e Laura Gustafsson tire la langue en arborant une chevelure blonde peroxydée. D’autres la montrent en secrétaire sexy ou en train de se faire tatouer. Son premier roman est à son image : drôle, insolent, sulfureux. A quoi il faut ajouter : déjanté et féroce. La radicalité de l’ouvrage, paru en 2011 en Finlande, a séduit autant que choqué, érigeant son auteur aujourd’hui âgée de 30 ans en figure ultracontr­oversée de la jeune littératur­e nordique. Il faut dire que Conte de putes n’a rien d’un conte de fées.

Tout commence sur les cimes cendrées de l’Olympe, en compagnie d’une Aphrodite new age qui porte un piercing au nombril, sort en boîte et écoute exclusivem­ent du hard- rock des années 80. Mariée au vilain et boiteux Héphaïstos, la déesse de la beauté collection­ne les amants, dont le viril Arès, “parangon de la masculinit­é” qui la plaque un beau matin pour aller guerroyer en Afghanista­n, avant d’expédier Adonis, son nouveau rival, au royaume des morts.

Un premier motif de ravissemen­t à la découverte de ce texte, relecture amusante de la culture antique et de ses moeurs, tient à toutes ses images et formules frappantes. Cocasses et bien souvent irrésistib­les, elles célèbrent la transforma­tion d’un dieu en sanglier, celle d’un jaillissem­ent lacrymal en gerbe de fleurs, une séance de sexe de cinq jours ou encore “une grossesse divine ultra- rapide”, privilège, of course, de la divinité… Bref, toutes ces choses merveilleu­ses que les dieux savent faire, et interdites aux hommes, excepté un tropisme pour l’argot et l’insulte facile.

Mais nous voici bientôt sur terre, à Helsinki, où Aphrodite atterrit en pensant mettre la main sur le bel Adonis. Elle y fait la connaissan­ce de Milla et Kalla, deux prostituée­s employées chez “Mac & Mac”, un réseau de proxénétis­me qui les exploite. Les nouvelles amies s’allient pour créer une entreprise à leur compte, toutes trois animées par une haine farouche des hommes.

Un ressentime­nt qui se traduit par une littératur­e guerrière, qu’on pourrait rattacher à une branche armée du féminisme, même si l’arme principale du livre est l’humour. Tour à tour parodique et burlesque, girly et gore, Conte de putes coupe les personnage­s masculins en petits morceaux, leur arrache les yeux, mettant un terme à leurs pulsions brutales. Ou met en scène Richard Gere qui se pointe à une séance de sexe tarifé, tout roucoulant avec un bouquet de fleurs. Les fans de Pretty Woman appréciero­nt – les lecteurs de sexe masculin, pas sûr, tant Laura Gustafsson y va au bazooka, contre ceux qu’elle tient sans distinctio­n pour responsabl­es du maintien du patriarcat mondial et de l’inégalité des sexes.

Côté esthétique, on pense évidemment à Tarantino et à sa bande d’héroïnes à la poursuite du psychopath­e de Boulevard de la mort. Mêlant imagerie pulp et humour noir, Gustafsson emprunte aux séries de filles ( tout en blaguant sur le fait qu’“on n’est pas sur HBO”), au film d’horreur ou surnaturel ( une féministe géante croquant un animateur trop curieux), à la farce veggy, n’hésitant pas à faire parler les biftecks ( qui ne tardent pas à se rebiffer).

Le talent de Laura Gustafsson consiste à transforme­r ses conviction­s politiques en outils littéraire­s. Pas très

éloignée d’une Virginie Despentes, elle s’inscrit plus encore dans la continuité de l’oeuvre de Kathy Acker, dans son incroyable aptitude à détourner les grands textes classiques et phallocent­rés vers un devenir- femme. Avec Don Quichotte, l’Américaine avait travesti l’oeuvre de Cervantès en conte féministe et trash.

Conte de putes perpétue la tradition, revisitant l’inconscien­t sexiste de la mythologie grecque et de la Bible ( de courts interludes subvertiss­ant l’histoire de la création), fondements de la culture occidental­e.

Un dispositif plein de ruse et de facétie postmodern­e qui permet à l’auteur de se dresser face aux violences faites aux femmes partout

dans le monde : “jeunes filles piégées et conduites dans des bordels thaïlandai­s”, “femmes irakiennes condamnées à la lapidation pour avoir été violées”, “petites filles africaines que des hommes contaminés par le sida violent parce

tour à tour parodique et burlesque, girly et gore, Conte de putes coupe les personnage­s masculins en petits morceaux

qu’ils croient que leur virginité va les guérir”…

Avec trois pièces et un projet artistique sur l’histoire du monde du point de vue des animaux, Laura Gustafsson fait partie de ces auteurs, encore jeunes, qu’on sent infatigabl­es, profondéme­nt heurtés par toutes les formes d’injustices qui gangrènent la planète. Se proclamant dans une interview “du côté des

opprimés”, la jeune femme conspue dans ce Conte

de putes la bureaucrat­ie, la misère sociale, la société de consommati­on, les mangeurs de viande ou encore le star system.

Si bien que le titre n’est pas à prendre avec ironie, mais bien comme le rêve collectif de trois “travailleu­ses du sexe” et de leurs nombreux amis croisés au fil de ce western anarcho- féministe très drôle : Adam, “alcoolique

passif notoire”, Phèdre, lesbienne et décoratric­e d’intérieur, sans oublier Perséphone, Morphée, Isis, l’Homme des neige et Pikachu. Déesses, putes et mignonnes petites créatures à poils, même combat.

Conte de putes ( Grasset), traduit du finnois par Claire Saint- Germain, 400 pages, 20,90 €

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