La folie tattoo du bagne au musée
Autrefois apanage des marginaux, le tatouage s’est largement démocratisé, s’étendant désormais à l’ensemble du corps social. Petite histoire d’une pratique sulfureuse devenue banale.
Ha c’est là, Tin- tin”. Devant la boutique du tatoueur star de Paris, un gars donne un coup moqueur sur l’épaule de son pote : “un petit tattoooo ?”. A l’accueil, Katia, tatouée et peu commode, tend une feuille de décharge à Elodie, 33 ans, consultante. Un dragon en bois trône sur le comptoir. En fond sonore, pas de musique, seulement le bruit de la machine. Dzzz. Dzzz. Samedi aprèm, c’est l’affluence. Un gros barbu désire dans le dos une croix ressemblant au drapeau anglais. Une jeune fille feuillette les catalogues à la recherche de fleurs. Un couple d’Américains entre par curiosité. Sur le canapé en cuir de l’entrée, un jeune homme patiente en somnolant.
“Vaut mieux être bien détendu”, sourit- il l’oeil goguenard. A ses côtés, Dominique, top blanc moulant et baskets à talons, attend sa fille de 26 ans, allongée dans la pièce adjacente, dos nu. La main gantée de plastique de son tatoueur y dessine une croix similaire à celle que porte Justin Bieber sur le torse. “C’est très bien, le tatouage, explique sa mère, j’en ai un à la cheville. Mon mari va se faire tatouer le portrait de notre fille sur l’épaule.” Elodie a rendez- vous avec Pierre, spécialiste du dotwork, technique de tatouage au point, inspirée du pointillisme de la peinture. “J’ai demandé à Maud, mais ce que je veux n’a pas l’air de la brancher”, précise Elodie. Dans le milieu, Maud Dardeau, connue pour ses grandes pièces tout en détails et ombrages, est un nom. Comme les jeunes chefs des restos branchés, qui sont parfois leurs clients, les tatoueurs sont devenus les nouvelles rock- stars urbaines. On s’arrache les rendez- vous des plus cotés.
Ça fait marrer Jérôme Pierrat, journaliste spécialiste du crime organisé, rédacteur en chef de Tatouage magazine et auteur des Vrais, les durs, les tatoués. Les premiers faits d’arme de ce grand tatoué datent du temps où cette pratique, apanage des voyous et marginaux, inspirait encore la peur. “A la piscine, les gens me classaient dans l’ex- taulard, le biker ou le mec sexuellement déviant. Dans les années 80, le tatoueur, aussi marginal que son client, savait à peine dessiner”, raconte Pierrat. Et les boutiques étaient à l’image de leurs tenanciers : louches. “L’hygiène, je t’en parle pas”, rigole- t- il. “Les mecs buvaient des bières, le banc venait de la prison de Fresnes.” Dans un local de cinq mètres carrés, sans gants et clope au bec, le tatoueur pissait dans un Sanibroyeur posé à côté du tatoué. “C’était moche, très dissuasif”, précise Pierrat. Depuis, il a recouvert “pas mal d’horreurs, des têtes de mort et des slogans vengeurs”, par des fleurs japonaises.
Hier caché sous les vêtements, le tatouage est aujourd’hui partout, se montre et se répand sur les bras, le cou, les mains : sur celle de Rihanna en forme de symbole maori. La it- girl du moment, Cara Delevingne, s’est fait tatouer un lion sur une phalange par Bang Bang. “Le tatouage qui a lancé la folie”, a légendé le tatoueur new- yorkais sur son Instagram. En quinze ans, cette pratique s’est extirpée des marges de la société pour devenir un phénomène de masse, qui transcende les classes sociales. En 2013, 33 % des Américains étaient tatoués ( sondage Pew Research), dont une majorité de femmes depuis 2012 ( sondage Harris). Selon une enquête Ifop ( 2010), c’est le cas de 10 % des Français, dont 30 % de jeunes. On compterait aujourd’hui 2 000 tatoueurs. A l’heure où le tatouage,
comme la BD, entre au musée, ils réclament un statut d’artiste. Le tatouage attire graphistes et diplômés d’art. Comment une pratique longtemps sulfureuse, éclose en France à la fin du XIXe siècle chez les marins et les bagnards, s’est- elle autant démocratisée ?
“Maintenant c’est un truc de poseur, chez les hipsters, tu vois beaucoup le cou, les mains, les bras”, s’agace Pierrat. C’est la première chose que l’on remarque chez Olivier, aux bras tatoués de plantes, d’insectes et d’animaux. “On me rentre dans une petite case, je deviens le hipster tatoué”, se désole- t- il avant d’ajouter : “Le tatouage, ce n’est pas faire comme tout le monde, c’est une démarche personnelle.” Même s’il travaille dans un milieu libéral, Olivier a bien pris soin de garder la liberté de pouvoir les couvrir.
Olivier, premier tattoo à 22 ans. Quatre ans plus tard, il en a vingt- cinq. “Une fois que t’as ouvert la porte, tu es désinhibé”
Le sentiment d’entrer dans la vie adulte a marqué le début de sa passion recouvrante. “J’ai eu l’impression de me réapproprier mon corps avec lequel je n’étais pas forcément à l’aise, comme beaucoup d’ados.” Premier tattoo à 22 ans. Quatre ans plus tard, il en est à vingt- cinq. Nouvelle addiction ? “Une fois que t’as ouvert la porte, tu es désinhibé, je ne saurais pas dire si c’est pathologique mais il y a une espèce de mutation”, explique- t- il. Son “régulier” est le tatoueur Cockney. “La douleur crée une intimité forte.” Olivier se classe dans la catégorie des collectionneurs, qui privilégient les pièces uniques. Il expose son corps comme les amateurs d’art les toiles dans un salon. En plus de ses dessins organiques, il goûte les vanités. “Je m’intéresse à la manière dont mes tatouages vont vieillir avec moi, comment ils se rapprochent d’une échéance, de la mort”, explique- t- il.
“Au début, à chaque fois que je regardais un nouveau tatouage dans la glace, je pleurais : c’était comme un deuil.” Virginie, 33 ans, fait son premier à 18 ans. Un dragon japonais dans le dos : douze heures de souffrance contre le symbole de l’immortalité à l’âge où tout est possible. Aujourd’hui, faute d’entretien et d’écran total, les couleurs ont passé. “Paradoxalement, je n’aime pas raconter la signification des tatouages que je porte publiquement, je suis timide”, précise- t- elle. Dos, bras, ventre, jambe, cette ancienne de la nuit marque et transforme son corps au rythme des ruptures de son existence : “Sur mon corps, j’ai ma vie qui défile. Il n’y a rien à regretter, c’est moi, je suis le résultat de tout ça.” Virginie s’est fait tatouer le prénom de sa mère, ses dates de naissance et de mort. Sainte Rita après le décès de sa grand- mère. Un oeil au poignet le jour où elle a ouvert les siens sur la drogue. C’est sa carte d’identité.
“l es gens veulent marquer leur identité et leur appartenance à une tribu”
Margot Mifflin, auteur de Bodies of Subversion
“Dans une culture globalisée et numérique, où presque tout peut être partagé et copié, aujourd’hui plus qu’hier, les gens veulent marquer leur identité et leur appartenance à une tribu”, souligne l’Américaine Margot Mifflin, auteur de Bodies of Subversion. Marqueur identitaire et mémoriel, le tatouage devient repère, support de reconnaissance dans un collectif fragmenté et incertain. Mais on est loin des sulfureux punks, gangs, yakuzas ou mafieux russes mis en scène par David Cronenberg dans Les Promesses de l’ombre. La banalisation du tatouage tue- t- elle son esprit contestataire ? L’excentricité s’est déplacée vers des transformations plus radicales et plus visibles. Dans la veine du normcore, le vrai original sera- t- il bientôt le non- tatoué ? “Je ne peux pas entendre que la vraie rébellion est d’avoir la peau nue, le tattoo reste alternatif, il a une parole singulière et une histoire”, s’agace Anne, fondatrice de la revue Hey ! et commissaire de l’exposition parisienne au musée du Quai Branly ( lire encadré).
Au cours de son histoire, le tatouage revêt des sens différents, varie entre appartenance, distinction, infamie. Au XIXe siècle, apanage des voyous en France, il est celui des femmes de la haute en Angleterre. La mère de Winston Churchill exhibait au poignet un serpent se mordant la queue ( symbole de l’éternité). Cette mode s’exportera aux Etats- Unis, où 75 % des femmes en porteront dans un endroit discret. Dès 1920, on trouve surtout des femmes ultratatouées dans les freak shows. Après la Seconde Guerre mondiale et le marquage des Juifs dans les camps, le tatouage perd de son attrait. Certains descendants se feront des dizaines d’années plus tard marquer à leur tour le numéro d’un parent déporté.
Avec les années 70, la libération sexuelle amène l’âge de la réappropriation des corps. Janis Joplin est alors la première personnalité américaine
à porter des tatouages, un bracelet florentin sur le poignet droit et un petit coeur sur la poitrine. Les années 80- 90 sont le temps des tribus urbaines aux looks provocants : skins, bikers, punks. Vivienne Westwood en Angleterre et Jean Paul Gaultier en France sortiront le tatouage de la rue pour l’afficher sur les podiums. Puis les stars du sport, support du culte du corps et de la performance, s’en emparent à leur tour, tel Dennis Rodman ou David Beckham. Aujourd’hui, le tattoo a pénétré toutes les strates de la pop culture. Des rappeurs Booba, Lil Wayne et Rick Ross à Pharrell Williams. De Lena Dunham à Catherine Deneuve. Chaque nouveauté des tattooista people, comme Lady Gaga et Justin Bieber, est un sujet en soi.
Alors que le print meurt, le tatouage étend paradoxalement son emprise sur le monde. Dans une aire dominée par le virtuel, ou les solidarités collectives s’effondrent, le corps est la dernière surface pérenne d’une jeunesse à qui l’on promet un avenir incertain. L’extension du domaine du tatouage, loin d’affirmer une prétendue identité intime introuvable, est le marqueur qui fige le temps d’une époque fuyante et insaisissable. Le totem du théâtre de l’identité sociale, la seule réelle pour le philosophe Clément Rosset. C’est peut- être parce qu’il n’y a pas de mystère, juste des jeux, que le tatouage a tant changé, politique ou narcissique, jusqu’à sortir de sa propre sacralité pour s’assumer dadaïste ou décalé.
“On est un peu des femmes- plateaux occidentales”, rigole Sophie Marie, qui fait dans le tattoo teubé. Elle adore son dernier : “merci” sur un coude et “Michel” sur l’autre. “On me demande qui c’est, je réponds ‘ je ne sais pas’ : c’est ma meilleur blague.” Son premier date de 2010 : “True love” côté gauche du coeur, pour un garçon. “Je ne voulais pas marquer son nom, on sait jamais, effectivement je l’ai quitté quatre mois après”. Aujourd’hui, elle en a huit. “Les garçons aiment les filles à tatouage, ça fait genre j’ai vécu”, précise- t- elle. Un regret ? Peut- être un “bro’s tat” fait avec une pote un après- midi d’ennui. “On a pécho une phrase sur Wikipédia en latin, je l’ai fait derrière le bras, elle l’a fait en français sur la cuisse : ‘ Vous êtes finies, douces figues’”, raconte- t- elle en se poilant. Sa limite ? Ne pas tomber dans le triangle et les cerfs sur l’avant- bras ou dans le tribal de son frère, un style passé de mode. “Mais on sera tous un jour le signe tribal de quelqu’un, ça aide à l’humilité, c’est bien de se souvenir qu’on a été cette personne.”
La démocratisation ne va pas sans quelques ratures. Chez Tin- tin, on soigne aussi les éclopés du tatouage, où l’oeuvre désirée se transforme en stigmate baveux. Anne- Laure, 21 ans, montre sa nuque à Katia. “Ha ben là, on peut rien rattraper, ça a trop bavé”. Mine déconfite. Anne- Laure rêvait d’avoir la signature de Marilyn Monroe, son idole. Elle s’est rendue chez le premier tatoueur, sans se méfier. Résultat : encre dégorgée et lettrage raté. “Les industries en expansion sont le divorce homo et le détatouage au laser”, prophétise le réalisateur américain John Waters. Mais c’est ultracontraignant : dix fois plus douloureux et dix fois plus cher qu’un tatouage. Anne- Laure devra le recouvrir. Un tatoueur lui montre une rose verte trois fois plus grosse pour masquer la signature de sa nuque. Le tattoo, plante proliférante et ultravivace.