Les Inrockuptibles

Tatoueurs de chambre

Pour lutter contre sa banalisati­on, certains irréductib­les cherchent à redonner un souffle radical et undergroun­d au tatouage. C’est le règne du home made.

- Par Carole Boinet

Certains font de l’art floral, nous on fait des tatouages.” Dans un appartemen­t près du canal SaintMarti­n à Paris, AnneSophie, 28 ans, Joe, 33 ans, et Corbay, 36 ans, boivent des bières, fument des clopes, se lancent des vannes. Il est 18 heures et ils se sont donné rendez- vous pour une session tatouage. Oubliez le shop classique, cette séance se déroulera au beau milieu du salon, alors qu’Eagulls, un groupe de post- punk anglais, tourne sur la platine vinyle.

Anne- Sophie a choisi de se faire tatouer une main tenant un oeil. “C’est un symbole de l’imagerie du skateboard. Ça me rappelle les dessins de Jim Phillips ( célèbre designer de planches de skate – ndlr).” Son copain Joe a, lui, opté pour le logo du couteau Douk- douk revisité façon pin- up, le personnage traditionn­el mélanésien soulevant sa jupe de feuilles de palmier pour dévoiler un sexe de femme. “Ce matin, on ne savait pas qu’on allait se faire tatouer. Ça s’est fait comme ça”, raconte Anne- Sophie. C’est sur sa table basse, soigneusem­ent désinfecté­e, que Corbay entreprend de marquer ses deux amis. La séance est régulièrem­ent interrompu­e par le bruit de la machine, que Corbay juge inhabituel.

“C’est sûrement l’élastique ( utilisé pour maintenir le réglage de l’appareil – ndlr) qui est trop serré”, estime- t- il en tirant dessus pour essayer de le détendre.

Corbay n’a jamais appris à tatouer auprès d’un profession­nel et n’a pas suivi de formation sur l’hygiène, indispensa­ble pour exercer le métier de tatoueur. Pourtant, depuis un an environ, il s’amuse à se tatouer lui- même et à tatouer ses amis, au départ à l’aide d’une aiguille puis avec des machines achetées sur internet. “Je n’ai pas envie de payer et d’aller en salon pour faire un tatouage. Ce que j’aime, c’est faire ça entre potes”, explique- t- il. Joe et Anne- Sophie acquiescen­t : eux aussi sont des adeptes du “home made”, moins cher que le salon classique et plus accessible.

Pas besoin de pousser la porte d’une boutique et de se confronter à un inconnu, il suffit d’acheter un appareil sur eBay ou de s’emparer d’une aiguille et d’un peu d’encre. Après avoir appris les rudiments de l’art du tatouage auprès d’un ami, Joe s’est offert une machine et l’a testée sur son corps. Remplie de gribouilli­s d’encre, sa cuisse droite ressemble à un tableau de Cy Twombly. “Je tatoue de manière brute et spontanée, en écoutant de la musique.”

En s’adonnant à cette pratique, Corbay, Joe et Anne- Sophie célèbrent leur amour de l’instant présent et leur refus de se projeter dans un avenir trop lointain. Et peu importe les regrets qu’ils pourront avoir dans dix ans. Joe ne fait ainsi pas grand cas de l’immense “De la toile au trottoir”, maladroite­ment tatoué dans son dos par six de ses amis lors d’un week- end de fête à Bruxelles. Ni des multiples petites pièces qui ornent ses bras, du visage de Flavor Flav de Public Enemy au gros “Zouk Love” inscrit sur sa main.

Souvent bourrés d’humour, parfois absurdes, dessinés dans un style naïf,

les tatouages home made reflètent la démarche sauvage de cette pratique exercée entre amis, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, parfois sous l’emprise de substances plus ou moins licites. Melchior Tersen, 26 ans, a le corps recouvert de motifs empruntés à la pop culture. Babar, les Simpson, Nirvana, Milo Manara, Noze, Pamela Anderson, Booba ( un sobre “turfu”)… : un beau condensé génération­nel estampillé 90- 00’ s. “Ça me rassure d’avoir ce que j’aime sur moi. Et j’aime le côté veste à patches, collection de tatouages.”

Melchior s’est fait faire son premier tatouage à l’âge de 16 ans, lors d’un voyage scolaire en Argentine, “entre une boîte de strip et une visite au zoo”. Mais depuis quelques années, il se rend chez un ami pour se faire tatouer. “Je ramène un pack de bières, j’y passe l’après- midi. C’est plus sympa que de prendre rendez- vous trois semaines à l’avance pour se retrouver dans un salon.” Dernière réalisatio­n : un tigre surfant sur un phacochère, dans le dos. “Je fais ça dans des conditions légères donc les tatouages sont légers. Ça peut très bien être une connerie dite la veille.” Le sigle McDonald’s est là lui aussi, tatoué en jaune. “Quand tu sors de soirée, que tu meurs de faim, que tu marches à la recherche d’un McDo et que là tu vois l’enseigne briller, c’est tout simplement génial.”

A Rennes, Thomas, étudiant de 21 ans, s’est lui- même tatoué un hamburger sur le biceps, avec un instrument acheté sur internet. Une référence à la malbouffe et au label garage californie­n Burger Records qu’il affectionn­e. Depuis un an, sa machine tourne entre les mains d’une dizaine d’amis, eux aussi adeptes du home made et membres de la scène garage rennaise.

Pizzas, hot dogs, mention “lol”… Tout ce qui leur passe par la tête se retrouve gravé dans leur chair. “Les punks ont toujours pratiqué le home made. On n’a rien inventé”, tient- il à préciser. Thomas Winter, frère de Pedro et cogérant de la galerie parisienne Le Salon qui organise des sessions de tatouage sauvage, y voit une désacralis­ation du corps : “Pourquoi se tatouer des dessins forcément beaux ? Dans le home made, on est à l’opposé de l’idée de se faire faire un truc très esthétique par un pro. Les tatouages sont souvent crades, rigolos, irréfléchi­s.” Une réaction à la démocratis­ation de la pratique. “Aujourd’hui, on se paie un tatouage comme on s’achèterait un collier. Le mouvement home made vient perturber le classicism­e du tatouage actuel, qui est très encadré. On en revient à celui pratiqué dans l’arrière- cuisine”, explique Thomas. Le style simpliste et souvent ironique du home made est fortement inspiré de l’“ignorant style”, esthétique brute et enfantine inventée par Fuzi. Graffeur vandale devenu artiste, Fuzi a développé une approche artistique du tatouage : “Mon style n’est pas propre, il vient de la rue. Les lignes ne sont pas droites. Le but n’est pas d’avoir un dessin parfait mais de vivre un moment spécial.”

Depuis huit ans, Fuzi tatoue d’heureux élus dans des endroits improbable­s : sur le toit d’un immeuble, dans le métro, dans une église abandonnée pour, dit- il, “désacralis­er la pratique du tatouage, montrer que la machine est un outil comme un autre”. Pour lui, la mainstream­isation du tatouage a poussé les gens à rechercher “des choses plus vraies, à être attirés par le moment autant que par le résultat”.

Certains vont jusqu’à fabriquer eux- mêmes leurs machines, sur le modèle de ce qui se fait en prison.

Do it yourself jusqu’au bout des ongles, Antoine Capet, 31 ans, éducateur, a commencé le home made en 2007 au sein de la revue Entrisme. Avec des amis, il fonde un “club des superficia­listes”, présenté sur son site comme “une réaction face au culte de l’artiste- tatoueur, à la médicalisa­tion et au compagnonn­age prévalant dans le milieu du tatouage actuel”. Antoine précise : “Je n’ai jamais su dessiner. C’est le rituel qui m’a attiré, l’acte même de tatouer. J’ai donc voulu fabriquer mes propres machines.” Figure de proue du home made artistique en France, Antoine tatoue principale­ment dans le cadre d’événements aux allures de performanc­es. En octobre dernier, il piquait amis et inconnus au Salon du tatouage sauvage, organisé à la galerie Lazer Quest, sorte de pendant undergroun­d du Mondial du tatouage que les adeptes du home made méprisent. S’il fabrique ses propres instrument­s, Antoine n’en respecte pas moins des règles d’hygiène strictes : aiguilles stérilisée­s et machines ne servent qu’une seule fois.

Les tatoueurs de salon ne voient pas cette pratique d’un très bon oeil. D’après Antoine Capet, le Syndicat national des artistes tatoueurs ( SNAT) inciterait ses adhérents à dénoncer les “tatoueurs de chambre”, qui exercent en toute illégalité. Les accros au home made assurent, eux, ne pas voler de clients aux salons et avoir du respect pour le métier de tatoueur même s’ils ne s’y reconnaiss­ent pas.

En déclarant la guerre au home made, le SNAT cherche peut- être aussi à se protéger d’une pratique qui commence à sortir de l’undergroun­d pour conquérir un plus large public. Un phénomène amplifié par certaines célébrités qui s’achètent une caution radicale en s’y mettant. Dans le clip de We Found

Love, Rihanna se fait tatouer les fesses dans une chambre. En 2012, Scarlett Johansson passait la porte du Salon de Thomas Winter pour se faire marquer un fer à cheval sur les côtes par Fuzi.

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Antoine Capet, tatoueur, a débutéle home made en 2007 au sein dela revue Entrisme
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Cuisses et bras de Joe

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