Ozu, cinéaste ivre
Une rétrospective à la Cinémathèque et un coffret de quatorze films rappellent l’influence du maître japonais. Où l’on apprend que l’état d’ivresse est la plus grande sobriété.
tenir le coup, tenir l’alcool, c’est la morale d’Ozu, sa mise en scène
Dans le documentaire J’ai vécu, mais… qui accompagne l’édition de quatorze de ses films en DVD, on apprend que Yasujiro Ozu collectionnait les lampes et buvait pour écrire cent bouteilles de saké par scénario. Disons que ce coffret sonne comme une bonne nouvelle pour ces collectionneurs alcooliques qu’on appelle encore spectateurs. Par ailleurs, la question “Pourquoi boit- on ?” remplacera désormais celles du genre “Qu’est- ce que le cinéma ?”, “Qu’est- ce que le cinéma d’Ozu ?” ou encore “Qu’est- ce que le Japon ?” On ne dira plus : “Ozu raconte toujours la même histoire”, “le cinéma d’Ozu est sublime de simplicité”, ou “Ozu est tellement japonais”, mais : “Ozu est ivre”, “Ozu est encore ivre”.
Il faut être toujours ivre : le plus- grand- cinéastejaponais est peut- être un poète français, qui sait. Et il faut être toujours ivre pour faire des films aussi sobres, qui nous présentent l’existence comme cet enchaînement harmonieux de raisonnements et d’élans, de problèmes sociologiques et de solutions émotives, de chocs terribles et d’apaisements imperceptibles. Toujours ivre pour faire que le cinéma soit à ce point l’expression de la vie, une langue si bien construite quoique composée du désordre des actions et des pensées humaines. Ivre, pour montrer l’état de sobriété et de paix comme à la fois infiniment désirable et ridicule, puisque impossible à rejoindre.
La nostalgie d’un calme ordonné au milieu des agréables tempêtes, c’est l’état d’ivresse d’Ozu, ivresse du mélodrame économe de ses mouvements. Le “style” d’Ozu, son oeil très fixe, le jeu sous contrôle de ses acteurs, c’est l’attitude de l’ivrogne qui se tient, qui ne bouge pas trop pour ne pas tomber, dans une attitude d’extrême concentration sur les choses et les gestes les plus ordinaires. Tenir le coup, tenir l’alcool, c’est la morale d’Ozu, sa mise en scène.
Comme dit un autre grand ivrogne, Jean Epstein, sur la parenté de l’éthylique et du filmique, “l’alcool forme une pensée qui se prête à suivre docilement tous les courants affectifs et qui crée une surréalité symbolique de sentiments- choses”. Sentiments- choses, ou quand le cinéma voit double, doublant le visible de tout le vivable, de toute la gravité de nos existences légères. “Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse” est ainsi la phrase la plus fausse de l’histoire des citations de comptoir.
Non seulement on montrera bien souvent le flacon pour l’ivresse, et un flacon fera toujours un bon pied de lampe, mais encore, dans le cinéma d’Ozu ou dans le cinéma tout court, le flacon et l’ivresse ne sont qu’une seule et même chose. “J’ai bu, mais…” regardez vous- mêmes, ces plans sur une assiette, sur un visage, ne voit- on pas s’y animer les pulsations de toute vie, passion et souvenir, règles sociales, liberté d’aimer, avenir heureux ? Ozu notait le 3 janvier 1959 dans son journal : “MEMO : Boire modérément ! Ni trop travailler ! Ni trop faire la sieste ! Pense qu’il te reste peu de temps à vivre !” Luc Chessel coffret Ozu 14 films et 1 documentaire ( éditions Carlotta), environ 60 € rétrospective du 23 avril au 26 mai à la Cinémathèque française, Paris XIIe, cinematheque. fr