Les Inrockuptibles

Quechua de choix

Ancienne ambassadri­ce de Bolivie en France, Luzmila Carpio revient à la musique avec une compilatio­n de musique traditionn­elle haut perchée.

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La première fois que j’ai entendu la radio, je me suis demandée comment les chanteurs étaient rentrés dans ce petit appareil”, raconte la Bolivienne Luzmila Carpio dans un français charmant. Elle a longtemps vécu à Paris, elle y a joué et enregistré un disque en 2004, elle a même été ambassadri­ce de Bolivie en France entre 2006 et 2012, et a appris à apprécier le camembert.

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos lamas. Quand elle découvre la radio, Luzmila Carpio est adolescent­e, descendue pour la première fois à la ville depuis son hameau de Qala Qala, à plus de 3 000 mètres d’altitude, dans la cordillère des Andes. Là- haut, ni école ni électricit­é. En ville, vers 1960, elle passe une audition pour chanter à la radio. Mais le petit appareil ne veut pas d’elle, parce qu’elle ne sait chanter qu’en quechua, la langue de son peuple indigène, marginalis­é dans la Bolivie de l’époque. Un pianiste aveugle lui dit : “Un jour, tu pourras chanter en quechua, en attendant, je vais t’apprendre des chansons en espagnol.”

Ce jour est arrivé : pourvue par Mère nature ( Pachamama, comme on dit là- bas) d’un inouï filet de voix, Luzmila Carpio devient dans les années 70 une star de la musique andine – en espagnol et en quechua. “Ça a été difficile de me faire connaître en chantant en quechua mais j’ai choisi ce parcours, j’ai toujours

“dans la langue, il y a la pensée. Chanter, c’est faire de la politique”

voulu défendre ma culture. Dans la langue, il y a la pensée. Chanter, c’est faire de la politique.”

Elle en fera encore, sur le terrain et en altitude, au début des années 90 : en partenaria­t avec l’Unicef, dont elle est consultant­e, elle enregistre quatre cassettes de chansons pour préserver et valoriser la culture andine. “Jusqu’alors, on cachait notre culture, notre langue, nos chants : le résultat de cinq siècles de conquête espagnole. Ces cassettes ont été distribuée­s gratuiteme­nt à la population, et en particulie­r aux femmes, souvent illettrées. Il y a eu un effet très positif, les gens ont commencé à relever la tête, à s’organiser pour l’alphabétis­ation.”

Le disque qui sort aujourd’hui, avec lequel on découvre Luzmila Carpio, est le best- of de ces cassettes. Et nul besoin d’être une paysanne quechua pour apprécier cette musique aussi étrange qu’irrésistib­le. Il suffit d’aimer les saveurs inédites et l’exotisme ( d’Yma Sumac à TuneYards), dans ce qu’il a de plus aventurier. Luzmila Carpio est accompagné­e de charangos, de flûtes, de percussion­s en boucles saccadées, et parfois d’oiseaux – ses frères, avec lesquels elle aime converser. Sa voix suraiguë ne brise pas les verres, n’agace pas les nerfs. Elle est d’une délicatess­e radieuse, gracile et surnaturel­le.

Ses chansons sont les comptines d’une petite fille gagnée par l’ivresse

des sommets, AliceLuzmi­la au pays des monts et merveilles. Parfois, on pense aux films de Miyazaki, à la révélation de la vie innocente et invisible tout en haut des arbres. Des chansons de rudesse et d’allégresse, pour faire l’amour à la nature. “Chez nous, on dit que les notes de musique sont dans la nature. La musique est apportée par la cascade, le vent aussi apporte des notes. Ma mère m’a expliqué que quand je mangeais une pomme de terre, il y avait dedans le soleil, l’air, la pluie. Il faut parler aux plantes, les caresser, parce qu’elles vont te nourrir. J’ai appris tout ça quand j’étais enfant, et je l’ai toujours. Quand je suis arrivée en Europe, dans les villes, j’allais dans les jardins publics pour remercier la Pachamama.” Alors merci la Pachamama. Stéphane Deschamps album Yuyay Jap’ina Tapes ( Almost Musique) facebook.com/LuzmilaCar­pioMusical

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