Les Inrockuptibles

Les moyens de vivre

Comment une “vie bonne”, s’interroge la philosophe Judith Butler. Réponse : en étant critique.

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Peu de livres ont autant marqué le paysage contempora­in de la pensée politique que celui de Judith Butler, paru en 1990, Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l’identité. Dépassant la seule question du féminisme, l’essai ne se contentait pas de troubler les défenseurs obtus de l’ordre naturel et des assignatio­ns de genre ; il bousculait la manière de penser l’ordre social, déstabilis­ait les frontières rigides entre le vice et la vertu, la société et l’Etat, l’individuel et le collectif…

Dans son beau discours de réception au prix Adorno 2012, Qu’est- ce qu’une vie bonne ?, Judith Butler réaffirme avec force et clarté la nécessité d’une critique de l’ordre des valeurs dominantes. Elle accomplit ici son geste de théoricien­ne subversive indexé à un vrai souci éthique. S’attachant à une question centrale de la philosophi­e antique et moderne, Butler se demande ce qu’est “vivre au mieux” aujourd’hui. “Si je dois vivre une vie bonne, ce sera une vie bonne vécue avec les autres, une vie qui ne serait pas une vie sans ces autres”, suggère- t- elle.

Convaincue qu’on ne saurait affirmer sa propre vie “sans évaluer de manière critique les structures qui évaluent différemme­nt la vie elle- même”, Judith Butler pose comme postulat de toute réflexion sur une vie bonne de considérer les multiples “modes d’invivabili­té” qui traversent nos sociétés. La question de savoir comment mener une vie bonne est ainsi directemen­t “liée à la pratique vivante de la critique”, écrit la philosophe, soucieuse de prêter sa voix aux précaires et aux vulnérable­s en tout genre.

Ce geste critique définit pour elle la tâche première de la philosophi­e,

nécessaire­ment politique et morale à la fois. “Comment peut- on se demander quelle est la meilleure vie à mener quand on sent qu’on n’a aucun pouvoir pour diriger sa vie, quand on n’est pas sûr d’être en vie, quand on se bat pour éprouver la sensation qu’on est en vie et qu’en même temps on a peur de cette sensation et qu’on a peur

la subversion ne peut se limiter, chez Butler, au jeu avec et contre les normes de genre

aussi de vivre de cette manière ?”, avance- t- elle. Opérant un pas de côté par rapport à la célèbre distinctio­n entre espace privé et espace public théorisé par Hannah Arendt, Judith Butler élabore une “politique des corps” stipulant que “le privé, loin d’être le contraire de la politique, fait partie de sa définition même”.

La politique est à l’oeuvre dans la chair, insidieuse et tenace. Valider la séparation du public et du privé, c’est céder devant la “biopolitiq­ue”, c’est reconnaîtr­e la puissance mortifère de ces pouvoirs qui organisent nos vies, rendent certaines vies plus précaires que d’autres et “prennent des séries de mesures pour l’évaluation différenci­ée de la vie elle- même”.

C’est en quoi la subversion ne peut se limiter, chez Butler, au jeu avec et contre les normes de genre, et touche plus largement aux questions d’égalité, comme l’illustra son engagement auprès du mouvement Occupy Wall Street. Une vie bonne ne peut s’accomplir sans un regard critique sur tout ce qui, au coeur du monde social, entrave sa possibilit­é d’existence. Jean- Marie Durand Qu’est- ce qu’une vie bonne ? ( Manuels Payot), 110 pages, 13,50 €

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