Les Inrockuptibles

Route barrée

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La route à perte de vue, une voiture, du rock’n’roll à plein volume – depuis Las Vegas Parano, on sait qu’un refrain des Rolling Stones peut faire démarrer une épopée 70’ s sur les chapeaux de roues. Avec le troisième livre de Charles Portis, le road- novel se retrouve délesté de sa frime et de sa furie : au lieu d’entrer en transe au son de Sympathy for the Devil, les passagers d’une guimbarde expirante y entonnent en choeur un standard du folk : “Le lendemain, on était de bonne humeur et on a chanté Goodnight, Irene.” Une chanson dont le couplet le plus morbide (“Parfois j’ai une grande envie/ de sauter dans la rivière et de m’y noyer”) donne une idée du ton d’un roman qui, publié aux Etats- Unis en 1979, déconstrui­t quelques- uns des mythes auxquels la décennie qu’il vient clore doit son emprise sur les imaginatio­ns.

Onze ans après True Grit, Charles Portis fait mine de reprendre la trame qui fit le succès des aventures de Mattie Ross et du shérif Rooster Cogburn. Au début d’Un chien dans le moteur, le narrateur,

Dans un road- novel cocasse et cafardeux, Charles Portis délivre le permis d’inhumer de quelques utopies seventies.

Ray Midge, empaquette un colt calibre 38, file vers le Mexique à la poursuite d’un olibrius lui ayant subtilisé épouse et cartes de crédit, et embarque dans son équipée un acolyte mythomane, le Dr. Reo Symes.

Très vite, la traque sert de prétexte à une plongée dans les abysses de la déveine et de l’échec, dont l’exergue du roman, emprunté au philosophe du XVIIe siècle Sir Thomas Browne, livre l’une des clefs : “Même les animaux proches de la classe des plantes semblent animés de mouvements totalement irrépressi­bles…” En anglais, midge ( du nom du narrateur) signifie “moucheron”, et l’agitation des personnage­s s’apparente à celle d’insectes que leur bougeotte pousse à se fourrer dans les pires guêpiers.

Portis passe ainsi à la moulinette d’un implacable humour à froid les figures imposées du roman à la mode Kerouac ou Robbins : avec ses routes défoncées, ses bagnoles tombant en pièces, ses hippies décatis et ses gauchistes têtes à claques, Un chien dans le moteur sonne le glas de l’utopie de la vadrouille. Ici, toute velléité d’action est condamnée à simultaném­ent rater le but recherché et entraîner des conséquenc­es aussi cocasses que fâcheuses, ce comique de l’absurde reflétant la vision aquabonist­e d’un écrivain d’autant plus culte que, retranché à Little Rock, Arkansas, il y refuse avec constance demandes d’interviews et autres concession­s aux vanités de la vie littéraire. Bruno Juffin Un chien dans le moteur ( Cambouraki­s), traduit de l’anglais ( Etats- Unis) par Adèle Carasso, 263 pages, 22 €

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