Les Inrockuptibles

Feu follet

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Vibrant et lumineux, le comédien Serge Merlin traverse d’un pas de chat l’aérien de Christian Schiaretti. n oublie souvent la scène d’ouverture du Roi Lear tant le moment crucial où le roi partage son royaume entre ses filles domine généraleme­nt tout le reste. A vrai dire, il y a bel et bien deux scènes d’ouverture dans Le Roi Lear, même si la première est souvent négligée au profit de la seconde. Dans une ambiance de cape et d’épée, avec culottes bouffantes et bottes montantes, Christian Schiaretti accorde un soin d’autant plus attentif à l’échange entre Kent et Gloucester au début de la pièce que leur conversati­on peut être considérée comme le signe de ce qui va suivre. Gloucester déclare en termes assez bruts préférer, entre ses deux fils, Edmond, son rejeton bâtard qu’il qualifie crûment de “fils de pute”, signifiant par là le plaisir qu’il a eu à le concevoir. C’est pourtant Edgar, l’enfant légitime qui, déguisé en Tom, sauvera Gloucester après que ce dernier aura eu les yeux crevés à cause d’Edmond.

En insistant non seulement sur ce dialogue mais en faisant interpréte­r Edmond par Marc Zinga, un acteur africain, Christian Schiaretti établit un contexte. Sa mise en scène frappe en effet par la façon dont Lear se situe toujours en décalage par rapport aux autres protagonis­tes. Lear, joué avec une grâce fragile et lumineuse par l’immense Serge Merlin, évolue dans un espace parallèle qu’il ne partage même pas avec Gloucester, pourtant victime comme lui d’aveuglemen­t. La proximité entre les deux hommes égarés sur la lande, affrontant tous deux la tempête, n’évoque jamais ce qui les rassemble, mais au contraire ce qui les sépare. Leur déchéance n’est pas du même ordre. Ils se sont trompés, mais pas de la même manière. Ils subissent les pires brutalités, mais là encore, elles sont différente­s.

D’où l’impression tenace que le spectacle avance à double front. Gloucester erre, les yeux crevés, sur fond de guerre civile. Lear flotte, tentant d’attraper dans l’air une forme impalpable, comme si les mots pouvaient se matérialis­er. Sauf que le seul mot qui lui reste en mémoire, c’est ce “rien” que lui a répondu Cordélia à qui il demandait de dire son amour. Et c’est lui qui à présent n’a plus rien ; à croire que même le sol sous les pieds n’a plus de réalité tangible pour celui qui ressemble de plus en plus à un feu follet. Hugues Le Tanneur

ORoi Lear

Le Roi Lear de William Shakespear­e, mise en scène Christian Schiaretti, du 12 au 28 mai au Théâtre de la Ville, Paris IVe, theatredel­aville- paris. com

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