Les Inrockuptibles

Sous tension

Une fille et sa mère dans la jungle mexicaine, sans cesse menacées par les hommes et l’arbitraire. Un roman puissant signé Jennifer Clement.

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Jennifer Clement est née en 1960. Un an plus tard, sa famille décidait de s’installer à Mexico. Le Mexique ne cessera plus de l’inspirer – pas celui, idéalisé, des aventurier­s ou des touristes, mais son envers, violent, meurtrier. Surtout pour les femmes : Prières pour celles qui furent volées met en scène un gynécée vivant dans un bidonville, entre la jungle et l’autoroute. Ladydi ( surnommée ainsi en l’honneur d’une princesse trahie par les hommes) est une adolescent­e qui vit avec sa mère, désespérée, alcoolique, et accro aux documentai­res à la télé. Leur occupation principale consiste à éviter de se faire kidnapper par des hommes qui repèrent les plus jolies filles, puis viennent en 4 x 4 se servir. Pour cela, elles ont creusé des trous dans la terre, et s’y réfugient au moindre bruit de moteur.

Jennifer Clement écrit leur quotidien à la manière d’une sorte de conte,

tant leur univers semble coupé de toute réalité, du moins la nôtre, et soumise à l’arbitraire du plus puissant, soit à l’absurde. Tout son roman oscille ainsi entre détails de la vie au jour le jour dans la jungle ( où les insectes menacent à tout moment de vous dévorer) et scènes édifiantes ( séquestrat­ions et viols, meurtres entre caïds de la drogue), plus suggérées que décrites. Seul moment de beauté : la complicité entre une mère et sa fille, leurs discussion­s aussi drôles que poétiques. Mais le cocon qu’elles forment sera vite fracturé quand Ladydi doit se rendre à Acapulco pour travailler comme nounou dans une famille riche.

Là encore, on basculera dans l’univers du conte : Ladydi se retrouve dans une vaste demeure désaffecté­e ( on comprend vite que ses supposés patrons ont été assassinés), à manger du caviar et à aimer le jardinier, jusqu’au moment où la police, aussi corrompue que les dealers qu’elle traque, fera irruption. Et voilà Ladydi de nouveau enfermée, cette fois dans une prison pour femmes, où les histoires et les liens qui s’y tissent semblent tout aussi enchantés. Comme si elle franchissa­it toutes les étapes, tous les cercles d’un enfer qui peu à peu se rapprochen­t d’elle pour mieux l’encercler, et l’asphyxier.

Clement signe un roman puissant, qui n’avait pas besoin des petites fleurs qui ornent chaque ouverture de chapitre. On se demande pourquoi la version française les a conservées. Mais on ne boudera pas le plaisir d’un roman féminin au sens pas guimauve du terme, et forcément féministe contre la férocité avec laquelle certains pays traitent encore les femmes. Nelly Kaprièlian Prières pour celles qui furent volées ( Flammarion), traduit de l’anglais ( Etats- Unis) par Patricia Reznikov, 272 pages, 20 €

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