Concepts à sec
Creux, désincarnés, les mots et concepts que nous utilisons ne signifieraient plus rien. Dans un essai qui s’en prend aussi bien à Bourdieu qu’à Foucault, Eric Chauvier ausculte notre langage malade. Radical, mais stimulant.
La fête est finie. Au cas où il vous arriverait de penser que nous vivons dans un monde merveilleux ( l’abus de drogues sans doute), l’anthropologue Eric Chauvier vient opportunément saper cette vision euphorique. Rabat- joie ? Oui, sans doute. “Mais c’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît”, assuret- il. De sens justement, les mots que nous utilisons n’en ont plus, étouffés, selon lui, sous des concepts creux et figés, des modèles préétablis déconnectés de tout contexte. Pour Chauvier, disciple de Wittgenstein, un seul diagnostic s’impose : le langage est malade. Dès lors, comment penser le monde et se penser soi- même, quand les mots ne veulent plus rien dire, que nous en usons en dépit du bon sens ?
A première vue, il y aurait pourtant de quoi se réjouir. Le langage savant, celui de la psychanalyse ou de la sociologie par exemple, est sorti de sa tour d’ivoire pour descendre dans la rue. N’importe quel quidam emploie aujourd’hui les mots “hystérique”, “névrose” et “paranoïa”. Mais souvent sans avoir la moindre idée de ce que ces termes signifient vraiment. Pour Chauvier, il ne s’agit pas là d’une réussite démocratique, mais au contraire du “point culminant d’un état d’aliénation généralisé, qui soutient la démocratie comme le cul- de- jatte porte l’aveugle dans une forêt en feu”.
De l’homme de la rue aux intellectuels en passant par les politiques qui se gargarisent de “concepts séducteurs, mais désincarnés” tels que le “care”, personne n’est épargné. Plutôt que de tenter de décrire le plus clairement possible le monde qui nous entoure, nous préférons user de ce que Chauvier nomme des “fictions théoriques”.
Coutumier des essais un brin provocateurs comme son Contre Télérama, Eric Chauvier récidive avec Les Mots sans les choses, réflexion radicale sur le langage et ses mauvais usages, qui mêle humour, ironie et récit personnel. En cela, l’auteur est fidèle à la parole qu’il prêche, lui qui reproche, parfois un peu rapidement, à Foucault ou Bourdieu d’avoir échafaudé des modèles théoriques détachés de toute expérience singulière, de toute forme d’étrangeté. S’il lui arrive de pécher par excès, Eric Chauvier attaque à la hache la langue de bois généralisée et la débite en morceaux. “Je dis simplement qu’il faut parler précisément et qu’il s’agit là d’un acte politique fondateur.” On ne saurait mieux dire. Elisabeth Philippe Les Mots sans les choses ( Allia), 128 pages, 6,20 €