Les Inrockuptibles

Teen spirit

Dans un beau roman sur le dernier été de l’adolescenc­e, l’imaginatio­n en surchauffe de Steve Tesich se heurte à l’opacité du réel.

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En guise de viatique, une rude mise en garde : “N’espère jamais… Promets- moi de ne jamais espérer.” Puis, afin de faire entrer le clou, le père du narrateur ajoute “ça pourrait te tuer…” Comme, à 18 ans, la sagesse des aînés fait grincer des dents, le destinatai­re du conseil, Daniel Price, va s’ingénier à multiplier les plans sur la comète. Autant qu’à ses péripéties – cocasses, tragiques, émouvantes et mettant en lumière les infinies ressources en ironie du destin –, c’est à la propension de son héros à ratiociner, supputer, projeter et s’exalter que le premier livre de Steve Tesich doit de figurer parmi les meilleurs romans américains sur l’adolescenc­e, quelque part entre L’AttrapeCoe­urs et La Dernière Séance.

En 1982, quand il publie Price, Tesich ( révélé en 2012 par la parution française de Karoo) est un dramaturge reconnu

et un scénariste à succès : trois ans plus tôt, La Bande des quatre a enchanté les spectateur­s au point qu’une série télévisée lui a aussitôt fourni un prolongeme­nt. Mais si le roman reprend peu ou prou les thèmes du film de Peter Yates, il donne une vision autrement cruelle des rites de passage menant à l’âge adulte.

Dans la petite ville du Midwest où Tesich fut lycéen, trois ados des années Kennedy traînent dans des rues endormies, écoutent les Drifters et rêvent d’évasion – à commencer par la plus radicale, celle qui consiste à prendre congé de soi- même : “C’était facile et agréable d’être quelqu’un d’autre.” Quand Daniel rencontre une jolie brune prénommée Rachel et un photograph­e qui semble être son père, son sens de la mise en scène ne lui est toutefois d’aucun secours.

Face aux abysses du désir, la traversée de l’été – en VO, Price s’intitule Summer Crossing – s’apparente à celle d’un océan au miroitemen­t trompeur ; avant d’atteindre l’autre rive, Daniel aura perdu son père, qu’il laisse agoniser sans ciller ; sa ville, partie en fumée ; ses amis et jusqu’à son droit de propriété sur ses souvenirs, dont le dépouille Rachel : “Je veux bien être pendue si je te laisse te rappeler ce qui t’arrange. Si tu dois te souvenir de moi, alors tu dois le faire correcteme­nt.”

Ne lui restent qu’un billet de train, un embryon de schizophré­nie et une concomitan­te vocation d’écrivain, Tesich pointant l’incapacité de son alter ego à se réaliser autrement que par l’écriture. Et faisant d’une cahoteuse quête d’identité l’enjeu d’un roman d’une élégance et d’une malice constantes. Bruno Juffin Price ( Monsieur Toussaint Louverture), traduit de l’anglais ( Etats- Unis) par Jeanine Hérisson, 544 pages, 21,90 €

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