La fiancée de Frankenstein
En racontant la folle histoire d’amour entre Percy et Mary Shelley, Judith Brouste donne à voir un couple hors norme et bravant les interdits sociaux. Une ode à la monstruosité et un éloge des déviants.
L’ automne littéraire semble peuplé de fantômes tant le romantisme noir du XIXe siècle hante les romans de la rentrée. L’ombre de Villiers de L’Isle- Adam plane sur L’Amour et les Forêts d’Eric Reinhardt, un dandy travesti, personnage qui paraît tout droit sorti d’un livre de Huysmans, promène sa troublante silhouette dans l’extravagant L’homme qui s’aime de Robert Alexis et Judith Brouste consacre son Cercle des tempêtes au poète anglais Percy Shelley et à sa femme, l’écrivaine Mary Shelley, l’auteur de Frankenstein. Ce Cercle est lui- même traversé de spectres. Ceux des nombreux morts qui entourent le couple. La mère de Mary d’abord, morte peu de temps après avoir donné naissance à sa fille. C’est sur sa tombe que Shelley et Mary scelleront leur union, inaugurant un amour maudit. Puis viennent Harriet, la première femme de Shelley, qui met fin à ses jours dans le cours sombre de la Serpentine, et Fanny, la soeur de Mary, qui se suicide elle aussi à cause de Shelley. Suivront les enfants de Percy et Mary, le poète John Keats emporté par la tuberculose et Shelley lui- même, englouti par les flots.
Mais plus encore que de fantômes, il est question de monstres dans Le Cercle des tempêtes. A travers le couple Shelley, Judith Brouste, romancière et poétesse, ausculte une nouvelle fois les thèmes qui nourrissaient ses livres précédents tel Jours de guerre : le corps, la folie. Le livre s’ouvre et se clôt par deux chapitres autobiographiques dans lesquels Judith Brouste évoque son cancer du sein, son buste mutilé, couturé. “Tout d’un coup, j’ai rejoint le monstre que je croyais être enfant, lorsque le regard des autres torturait”, écrit- elle. Les balafres qui entament sa chair ravivent le souvenir de cette journée de 1967 où elle découvrit dans les rues de Bordeaux la troupe expérimentale du Living Theatre venue présenter Frankenstein. Un moment crucial et libérateur pour la jeune femme qu’elle est alors. De là, tout naturellement, elle retourne à l’origine : Mary Shelley, génitrice de l’“hideuse progéniture”, la créature Frankenstein, et son histoire d’amour hors norme avec Percy, le poète qui écrivit Prométhée délivré, “l’envers exact” de Frankenstein ou le Prométhée moderne.
Monstrueux, Percy et Mary le furent aux yeux de la société, dans leur façon de rompre radicalement avec l’ordre et les conventions, et de vivre leur art comme un absolu. Lui, flacon de laudanum et pistolet toujours à portée de main, prônait l’athéisme, le végétarisme et l’anarchisme, louait l’inceste dans ses poèmes. Mary, elle, a accepté le goût de Percy pour les amours triangulaires et sa relation tumultueuse avec Byron. Elle partageait avec Shelley un goût prononcé pour les romans gothiques et les légendes macabres. Ensemble, ils n’ont cessé de fuir, exilés en Suisse puis en Italie. Cette quête éperdue de liberté, Judith Brouste la restitue dans un livre qui file comme une fugue, éloge de l’échappée hors du monde et de soi que permet “l’écriture en acte”. Elisabeth Philippe Le Cercle des tempêtes ( Gallimard/ L’Infini), 208 p., 17 €