Les Inrockuptibles

Unfriended de Levan Gabriadze

Un film d’horreur sur un écran MacBook. de notre époque.

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Le Projet Blair Witch

Un soir, six adolescent­s se retrouvent pour discuter et évoquer le suicide, un an plus tôt, d’une de leurs camarades, à la suite d’une campagne de “online shaming” (dénigremen­t sur internet). Très vite, une septième personne s’invite à la petite réunion : elle est anonyme, omniscient­e, omnipotent­e, et particuliè­rement vengeresse…

Ce pitch, on l’a déjà lu mille fois : c’est celui, à quelques variantes près, de n’importe quel slasher. L’originalit­é d’Unfriended, film russo-américain à microbudge­t signé d’un inconnu (Levan Gabriadze), c’est que tout, absolument tout se déroule sur un écran de MacBook, dans un plan unique (mais composite) d’une heure vingt, la réunion ayant lieu sur Skype, et parallèlem­ent sur Facebook, Gmail, YouTube, iMessage – pas de jaloux, il y en aura pour tout le monde. Avec pareil gimmick – qui n’est même pas inédit puisque Hideo Nakata avec Chatroom (2010), Nacho Vidalongo avec Open Windows (2014) ou deux étudiants canadiens avec le court métrage Noah (2013) se l’étaient déjà approprié, avec des fortunes diverses –, il aurait été facile de dénoncer un film de petit malin accroché à son high concept creux. Ce qui aurait été une grossière erreur.

Le film, disons-le tout net, est magnifique, et il l’est parce qu’il n’oublie jamais qu’il est un film : des corps, des visages, et des sentiments incarnés, derrière la froideur des flux numériques. Sur cet écran d’ordinateur, il y a toujours quelque chose à voir, même, et surtout, lorsqu’il ne passe rien : lors des insignifia­nts échanges entre gamins de 16 ans, ou lors des innombrabl­es moments de stupeur saisis dans une picturalit­é toute munchienne (on pense au Cri).

Les plus beaux passages d’Unfriended sont ainsi ceux où, rejoignant le cinéma expériment­al (notamment la pratique du “datamoshin­g”), Gabriadze laisse l’image se désagréger au hasard des bugs, doublant l’effroi classique par la monstruosi­té des images pixelisées. Jamais dans un long métrage le procédé n’avait trouvé aussi pertinente applicatio­n.

Au-delà de sa réussite plastique, le film déploie une intelligen­ce rare sur un sujet dans l’air du temps et pourtant déjà éculé : la disparitio­n du secret à l’heure des réseaux sociaux et de l’informatio­n instantané­e. Invisible et insaisissa­ble (comme dans tout grand film d’horreur), le bourreau ne peut torturer ses victimes que parce que celles-ci sont complices. Refusant de fermer leur écran, incapables de résister à l’attrait du clic et de faire bloc, les six adolescent­s se condamnent à la damnation moderne. Peu de films l’ont aussi bien figuré. Jacky Goldberg Unfriended de Levan Gabriadze, avec Shelley Hennig, Will Peltz (E.-U., Rus., 2014, 1 h 23)

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