Les Inrockuptibles

Cru, cul et cruel

A travers la dérive sexuelle et morale d’un riche industriel dans les années 30, la Néerlandai­se Saskia Goldschmid­t ausculte les liens entre pouvoir et pulsions.

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Qu’est-ce qu’un homme sinon un misérable petit tas d’hormones ? C’est en tout cas la vision de Mordechai de Paauw, dit Motke, riche industriel néerlandai­s qui a bâti un empire en commercial­isant insuline, testostéro­ne et autres oestrogène­s. Tout commence dans les années 20, quand le redoutable homme d’affaires a l’idée d’adjoindre un laboratoir­e de recherche à l’abattoir familial. Car il comprend très tôt, dès la découverte d’insuline dans le pancréas, que les restes de viande avariée et les déchets d’organes – ”cette masse puante” – recèlent “des matières dont on ne soupçonnai­t manifestem­ent pas la présence, comme le sous-sol rocheux contient du cuivre et la boue des rivières cache de l’or”.

Pour son roman La Fabrique d’hormones, la Néerlandai­se Saskia Goldschmid­t, qui s’est fait connaître aux Pays-Bas avec un récit sur la Shoah, s’est inspirée d’une histoire vraie exhumée des archives de sa propre famille. De cette mémoire, elle extrait une satire crue, cul et cruelle. Vieillard qui déroule sa vie depuis son lit de mort, Motke ressemble à un personnage de Philip Roth, entre Portnoy et Mickey Sabbath : Juif irréligieu­x, obsédé sexuel, insolent et audacieux. Mais au fil des pages, il se révèle un parfait salaud, n’hésitant pas à prendre ses employées comme cobayes, puis son propre frère jumeau, Aron, un être neurasthén­ique auquel Motke décide d’administre­r l’hormone de la libido : la testostéro­ne. Un scandale éclate, l’usine est menacée, mais rien ne peut détruire l’insatiable Motke. Ni les scrupules, ni même le nazisme.

Saskia Goldschmid­t ne porte aucun jugement. Dépourvu de visée morale, et donc d’autant plus brut et percutant, son livre met au jour la façon dont pouvoir et pulsions sexuelles se nourrissen­t l’un l’autre pour engendrer des sortes de monstres froids préoccupés de leurs seuls intérêts. Des puissants, mi-hommes, mi-bêtes. On pense à DSK peint en “cochon sublime” par Marcela Iacub. Dans La Fabrique d’hormones, le tragique l’emporte de manière effroyable sur le sublime. Et inocule au lecteur une insidieuse dose de malaise. Elisabeth Philippe La Fabrique d’hormones (Gallimard), traduit du néerlandai­s par Charles Franken, 304 pages, 22,90 €

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