Les Inrockuptibles

Il avait la simplicité et la banalité en horreur

-

entendu suffisamme­nt, pour qu’on puisse discuter du poids des mots ensemble. Je le trouvais aussi totalement dépourvu d’affects, toujours prêt à discuter d’un passage ou d’une phrase, ou à l’élucider – chose à laquelle un auteur rechigne le plus souvent : avoir à s’expliquer. Salter ne rechignait pas à s’expliquer avec moi, pourvu que cela reste en coulisse. Et il s’ensuivit cette correspond­ance assez drue sur le premier livre qui prit vite la forme d’une folie à deux. Nous y prenions tous les deux tant de plaisir que cela frisait l’incontinen­ce. Nous nous sommes calmés après, sur les autres livres – encore que pour Une vie à brûler, j’aie dû presque prendre mon brevet de pilote. Mais c’est comme ça que j’ai compris une ou deux choses sur son style et sur ce qu’il cherchait à faire.

Lorsque je proposais plusieurs mots ou solutions, expliquant bien chacun, il optait invariable­ment pour le plus rare, pour l’usage le plus insolite. Il avait la simplicité et la banalité en horreur, comme on a horreur du vide – même si ses phrases ciselées peuvent souvent donner l’impression d’être simples – impression aussi fausse que lorsqu’on lit Hemingway, par exemple. Il pesait tous les mots, les tenait et frottait en main comme des galets – il se qualifiait de “frotteur” de mots, mais je soupçonne qu’il était simplement amoureux du terme.

Ce qu’il ne m’a jamais expliqué, par contre, mais qui n’a cessé de m’étonner, c’est cette capacité qu’il avait à faire des embardées dans l’espace et dans le temps avec une audace qui frisait l’inconscien­ce. On est projeté, comme un pilote de jet par la force centrifuge. Cela se sent bien sûr dans ses superbes passages sur l’aviation, lorsqu’il décrit dans ses mémoires cette sensation de décoller du terrain de Chaumont pour se retrouver au-dessus de Francfort sans jamais atteindre l’altitude de croisière. Mais il fait cela aussi dans les passages plus domestique­s, dans ses romans sur la vie profession­nelle ou amoureuse.

Il était très casse-cou dans son écriture, et je serais très curieux de lire sa correspond­ance avec ses éditeurs successifs, surtout ceux du début auxquels il a dû se frotter, comme chez Harpers pour The Hunters, par exemple, lorsqu’il n’était pas encore établi. Je sais seulement qu’on lui avait imposé le titre, qu’il détestait. Lorsqu’il s’agit récemment d’en trouver un en français, la façon dont il réagit aux propositio­ns était révélatric­e à la fois de l’homme et de l’écrivain. Il en aimait une particuliè­rement (hélas guère praticable), A Pass at Glory, qui combinait une action de combat avec l’ambition qui a toujours animé Salter. “C’est exactement ça”, écrivait-il. Pour lui chaque livre entrepris était une pass at glory, un nouveau passage pour la castagne, pour ce qu’il a toujours visé : la célébrité.

A cause de la notoriété presque grand public dont il jouit depuis peu en France,

on pourrait croire qu’il a atteint son but. Et il y avait eu, ces dernières années, la reconnaiss­ance aux Etats Unis – à la fois des pairs et d’un lectorat averti. Mais son ambition était tout autre, et il ne s’en est jamais caché : il voulait écrire un livre qui aurait un succès public si retentissa­nt qu’on l’y associerai­t à jamais. Certains diraient qu’il a écrit de meilleurs livres, mais Salter n’a jamais écrit De sang-froid, ou Lolita, ou Catch 22 – des romans que tout le monde connaît même parfois sans les avoir vraiment lus. C’est à cela qu’il aspirait, tout comme, pilote, il aspirait à ces cinq étoiles qui feraient de lui un as. Un des meilleurs passages qu’il ait jamais écrit est quand, dans un hôtel de Rome, il regarde Ed White à la télévision, un pilote avec qui il a volé dans son unité de voltige, flotter dans l’espace au bout de son cordon. Cela le rend triste à en pleurer, vide, suicidaire. Jamais auteur n’a écrit sur l’envie et l’ambition d’une façon aussi nue, presque écorchée – même Hemingway, dans Les Vertes Collines d’Afrique, savait se garder et faire semblant de se moquer de lui-même. Dans Pour la gloire (The Hunters), les MIG remplacent les koudous, et l’erreur est plus grosse de conséquenc­es.

Il y a bien sûr danger à pratiquer cela dans toute entreprise. Quand on écrit sur les jeunes femmes comme sur des trophées, ou sur la pénétratio­n anale comme sur un tournoi gagné – un badge of honor –, on s’expose à la descente en chandelle. Mais Salter était sans peur sur ces choses, il ne craignait jamais de trop s’exposer. Même durant les dix ans où il gagna sa vie en écrivant pour le cinéma, il parvint à cet exploit qu’est le scénario de La Descente infernale (1969) qu’il écrivit pour Robert Redford sur le ski. Jamais film (et à plus forte raison un véhicule pour une star naissante) n’a plus ressemblé à l’auteur de son scénario que La Descente infernale. Même la femme choisie ressemble à une femme “salterienn­e”. De ce tour de force, il lui avait fallu des décennies pour en convenir.

Salter raffolait des anecdotes, de préférence sur les gens célèbres. Vous mentionnie­z un nom, il avait une histoire, même de seconde main. Le gossip est une maladie littéraire, et il en était atteint comme tout le monde. C’est la seule forme d’humour qu’il se permettait par écrit (sauf dans ses lettres) et la seule fois où j’ai cru voir l’homme tel qu’il était avec ses proches, c’est quand il m’a invité à faire la connaissan­ce de son grand ami Lorenzo Semple, un scénariste haut en couleur qui semblait le ravir et faire ressortir chez lui la sauvagerie. Semple était déjà infirme (il est mort l’année passée) mais en grande forme, d’une drôlerie seulement égalée par son compère. A cette occasion, j’ai pu voir un Salter qui tombait la garde, se déboutonna­it, non pas dans la confidence mais dans un tennis verbal et un humour corrosif que je n’aurais jamais soupçonnés. Il devait être pareil avec ses amis pilotes. Une lettre m’annonçant la mort de Semple mentionne des horreurs sur des draps en caoutchouc. Les embardées, encore une fois, les changement­s de ton brutaux.

Ces prouesses cinétiques et son ambition dévorante (tant comme thème que comme carburant) sont, je crois, ce qui faisait de lui, sinon le plus grand auteur américain vivant, du moins le plus singulier. Philippe Garnier

Newspapers in French

Newspapers from France