Les Inrockuptibles

“aujourd’hui, le rock est un peu devenu la musique des Blancs qui ne veulent pas écouter de la musique de drogués”

Virginie Despentes

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Ça nous a d’ailleurs posé pas mal de problèmes techniques car on ne travaillai­t qu’avec des labels indépendan­ts et il fallait d’un seul coup traiter avec des majors, surtout pour le rap américain. C’était beaucoup trop cher et beaucoup de disquaires ont dû plier boutique à cette époque.

Dans une interview, tu dis que l’esprit du rock a disparu avec la mort de Kurt Cobain car elle coïncide avec la fin du sens et du message dans cette musique. Ne penses-tu pas que les rappeurs ont repris le flambeau à ce moment précis ?

Virginie Despentes –

Les rappeurs n’avaient pas le même rapport à l’indépendan­ce face aux labels. Ils n’avaient pas les mêmes centres d’intérêt car certains ont bénéficié d’une notoriété quasi immédiate. En tout cas, la vitalité musicale de l’époque s’exprimait par le rap et la techno et le vieux navire punk-rock avait fait son temps. Comme je m’intéresse beaucoup aux textes, le rap me concernait plus que la techno. La loi qui a imposé aux radios de passer un quota minimum de morceaux chantés en français a aussi beaucoup bénéficié à la culture rap puisque la plupart des groupes de rock chantaient en anglais à l’époque. Aujourd’hui, le rock est un peu devenu la musique des Blancs qui ne veulent pas écouter de la musique de drogués. J’ai aussi l’impression que certaines personnes qui écoutent du rock le revendique­nt désormais pour dire qu’ils n’aiment pas la musique de Noirs ou d’Arabes. Ils préfèrent un truc clean, genre The Kooples, très loin de la musique de racailles. Mais c’est quelque chose de très récent, qui date de ces sept ou huit dernières années. Depuis l’arrivée des bébés rockeurs et du rock fashion.

Même avant ça, je n’ai pas l’impression qu’il y a eu beaucoup de groupes de rock français qui ont réussi à concilier succès et esprit punk. Il doit y avoir Bérurier Noir, Noir Désir…

Et tu peux t’arrêter là ! (rires) Téléphone, c’était loin d’être de la musique

Nekfeu – Virginie Despentes – Nekfeu –

offensive.

Dans ton livre, tu utilises le rap comme marqueur chronologi­que quand tu parles d’Antoine, le fils du producteur. Tu dis qu’“il avait 20 ans quand Booba a sorti Temps mort”. C’est un disque qui vous a tous les deux marqués ?

Nekfeu –

Quand le disque est sorti, c’était normal d’écouter Booba car il était déjà à la mode. Mais c’est en grandissan­t que je me suis rendu compte de la qualité de l’album. Sa plume est incroyable.

J’ai observé son succès de loin car j’étais déjà un peu vieille mais je me souviens de la sortie du disque. Booba avait quelque chose de différent, aussi bien dans son écriture que dans son interpréta­tion. Comme j’avais déjà plus

Virginie Despentes –

de 30 ans, l’impact n’a pas été direct pour moi. Je regardais le phénomène comme une “madame” confrontée à la musique de la nouvelle génération.

J’aime aussi l’ambiguïté de son positionne­ment : il se présente comme un rappeur indé tout en assumant les codes des grosses majors. C’est son indépendan­ce d’esprit qui me plaît. Il a réussi à devenir son propre média, il emmerde le monde et c’est assez jouissif pour ses fans.

Nekfeu –

Dans ton album, tu cites Martin Eden, le héros très ambitieux du livre de Jack London. Comment vis-tu ta réussite actuelle ?

Nekfeu –

L’album n’est pas du tout littéraire, mais j’ai semé quelques références qui me tiennent à coeur pour les inviter sur-le-champ dans la pop-culture. Pour moi, Martin Eden est aussi frais que Daredevil ! Le livre est fou. Il y a un proverbe arabe qui dit : “Parfois, pour punir les hommes, Dieu leur donne ce qu’ils veulent”. J’essaie de ne jamais perdre de vue la raison pour laquelle je désire quelque chose. Diffuser ma musique et gagner en visibilité a toujours été un objectif. Aujourd’hui, le succès est au rendez-vous et il y a plein de gens qui aiment l’album mais qui n’écoutent pas de rap. Mon nouveau défi est de prendre du recul pour savoir ce que je vais faire de tout ça.

Le succès est quelque chose de très complexe à vivre car il apporte beaucoup de possibilit­és mais il te brûle en même temps. C’est un cliché qui a le mérite d’être vrai. Le succès te sépare de tes amis. Quand j’écoute l’album de Nekfeu, ce qui me paraît le plus symptomati­que de son âge et de sa réussite actuelle, c’est la conviction avec laquelle il chante “On n’en a rien à foutre” avec ses potes. Le pluriel est très important, on sent qu’ils sont sincères quand ils le répètent dans les refrains. Mais une fois que tu as du succès, c’est difficile de n’en avoir rien à foutre. Il y a une légèreté qui se perd. De la même façon, le “on” peut devenir pesant et disparaîtr­e. La notion de groupe existe encore à 25 ans, mais c’est quelque chose qui peut se perdre très rapidement car c’est toi qui as du succès. Avec tous les problèmes que ça pose quand il s’agit de confirmer les attentes tout en conservant sa créativité. C’est pour cela que Leonard Cohen est un de mes chanteurs préférés. Cinquante ans de succès et il continue à faire des albums à mourir de bonheur. Parce qu’il a eu la chance de se faire plumer par son manager pour garder sa motivation. Mais c’est une histoire récurrente de la musique que de tout perdre et de devoir repartir à zéro.

J’essaie de faire attention mais l’argent m’offre surtout la liberté de faire ce que je veux et de moins me prendre la tête. Si je me fais plumer un peu, ce n’est pas très grave, je kiffe ma vie quand même !

Virginie Despentes –

Nekfeu –

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