Les Inrockuptibles

“la France de ‘Droit de réponse’ me manque. J’ai l’impression qu’avant on pouvait s’engueuler. La bienséance ne contrôlait pas tout”

Nekfeu

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Et si tout s’écroule, j’aurai toujours la possibilit­é de mener une vie de galérien tout en vivant ma passion à fond, en grattant un billet à droite à gauche. C’est un peu ce que j’ai fait ces dernières années d’ailleurs, mais ce qui m’inquiète, c’est la vieillesse. De toute façon, je ne m’imagine pas continuer à rapper à 50 ans car ce qui m’intéresse, c’est l’énergie et la valeur de la performanc­e. Peut-être que j’aurai la sagesse nécessaire pour écrire des livres.

Le héros de Vernon Subutex dégringole socialemen­t et donne à voir une société bloquée. Pourquoi as-tu choisi d’en faire un disquaire ?

Virginie Despentes –

Parce que j’ai été disquaire et ça m’intéressai­t de parler de ce métier que l’on croyait éternel et qui disparaît peu à peu avec la crise. A la fin du XXe siècle, l’argent dégueulait dans l’industrie du disque, les gens ne se déplaçaien­t qu’en taxi. Avec l’arrivée du CD, les mecs avaient réédité des catalogues entiers pour les revendre deux fois plus cher que les vinyles. Personne n’imaginait que toute cette opulence disparaîtr­ait si vite. Puis Napster est arrivé, et on a vu l’industrie s’engloutir en deux ou trois ans. Tous les disquaires ont fermé, le nombre de labels et de maisons de disques a été divisé par deux.

Pour le rap, ça a peut-être été bénéfique car c’était la fin du cliché “pute et cocaïne” et les artistes se sont reconcentr­és sur le son. Quand je discute avec des rappeurs plus âgés, ils me racontent des choses improbable­s sur cette période. Les mecs avaient des taxis prépayés qu’ils gardaient une semaine pour faire le tour du pays, ils pouvaient se permettre de faire signer leurs potes sur leurs labels ou de demander 100 000 balles pour un clip sans jamais le tourner.

Nekfeu –

Le classement des ventes numériques est souvent dominé par le hip-hop. D’une manière générale, on a l’impression que le rap a moins souffert de la dématérial­isation de la musique. Comment vous l’expliquez ?

Virginie Despentes –

Une autre économie s’est mise en place ces quinze dernières années et le rap est peut-être la musique la plus vivante de notre époque sur le plan artistique. Même chez Christine And The Queens et Stromae, les derniers gros vendeurs de disques en France, tu peux trouver des liens avec le hip-hop.

L’énergie qu’il y avait dans le rock est aujourd’hui portée par les rappeurs qui n’hésitent pas à romancer leurs vies pour se transforme­r en icônes avec la même volonté de performer, de se déchirer sur scène et de faire le spectacle.

Nekfeu –

T’es-tu retrouvé dans la vision de la société que décrit Virginie dans son livre ?

Nekfeu –

Cette descriptio­n d’une société bloquée et désoeuvrée correspond à certaines de mes préoccupat­ions. Pour les jeunes de ma génération, c’est très difficile de croire que la politique peut faire avancer les choses. On est nombreux à être en colère mais on a tendance à ironiser sur notre sentiment de révolte. Genre “t’es un rebelle, tu veux tout remettre en cause, mais tu portes des Nike”. Les mecs qui font les révolution­naires ne nous ressemblen­t pas, la gauche semble avoir abandonné les sujets qui nous concernent. On est persuadés que rien ne changera sur le plan politique.

Tu te sens complèteme­nt

Virginie Despentes –

apolitique ?

La politique formatée par des gens qui sortent de grandes écoles ne m’intéresse pas car ils ne sont pas prêts à sacrifier leur mode de vie pour leurs idéaux. J’ai l’impression que la génération de mes parents était plus passionnée par le débat politique.

Nekfeu –

C’est assez paradoxal parce que tes parents ont grandi sous Giscard ou Mitterrand. Des libéraux plutôt gentils si on compare leurs mandats à la politique réactionna­ire de Sarkozy qui a accompagné ton adolescenc­e. Ça aurait pu te chauffer un peu...

Nekfeu –

Le plus triste, c’est qu’il n’y a pas que lui. Les hommes politiques sont déshumanis­és. On a l’impression d’entendre la même voix tous les jours avec une nouvelle polémique sur des propos racistes, antisémite­s ou islamophob­es. C’est devenu banal. Les gens vont manifester de Bastille à République, puis ils rentrent chez eux et rien ne change. En 1936, les gens semblaient beaucoup plus chauds dans les manifs ouvrières. Mais je ne sais pas si c’est une bonne chose que les gens se révoltent uniquement quand ils ont faim… Celui qui prétend avoir la solution pour faire fonctionne­r une société est un menteur. Un seul corps politique ne peut pas répondre aux problèmes de tout le monde.

Avec tes amis, vous ne discutez jamais des problèmes de société ? De l’interdicti­on du voile, par exemple.

On en parle avec lassitude. En tant que non musulman, je me sens solidaire car c’est devenu monnaie courante de taper sur l’islam. Sur les Roms aussi. On essaie de sédentaris­er les derniers nomades du continent et en même temps on leur ferme toutes les portes et on se fout de leur gueule. C’est dégueulass­e. Mais il est difficile d’avoir une informatio­n claire sur les sujets car les voix sont discordant­es et certains jeunes se font abuser par les conneries qui traînent sur internet. Mon disque est positif mais je parle quand même de sujets de société sans trop entrer dans les détails. J’ai pu parfois dire des choses sur le coup de la colère et finalement, ça a desservi les gens que je voulais défendre.

Virginie Despentes –

Nekfeu –

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