Les Inrockuptibles

“c’est bizarre, une société qui déteste ses vieux. Qui déteste ses vieux et qui les garde en vie le plus longtemps possible.”

Virginie Despentes

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qui semble convenir désormais – le premier réflexe en temps de crise reste de venir remettre un coup sur les plus faibles économique­ment. Quand tu entends quelqu’un prendre la parole en commençant à s’exprimer sur la laïcité, tu sais que ce qui va suivre, c’est “j’aime pas les Arabes” ou “j’aime pas les Roms”. La force de l’Espagne, c’est qu’elle s’est intéresséé à la condition sociale des personnes, plutôt qu’à leur religion ou leur origine. En France, quand tu entends ce qui se dit sur Taubira, cela donne l’impression d’être dans les années 20. Le tollé qu’elle provoque n’est pas seulement dû à son action politique, mais parce qu’elle est une femme noire.

L’un des grands thèmes de Vernon Subutex, c’est la crise de la cinquantai­ne et comment on arrive à se réinventer profession­nellement. Tu évoques ce genre de situation sur ton disque, Nekfeu, quand tu parles de ton père.

Nekfeu –

Jeter des gens du marché du travail parce qu’on les considère subitement inutilisab­les, c’est inacceptab­le. Mon père travaillai­t dans l’action sociale, il a consacré sa vie à ça et s’est fait jeter comme un malpropre. Notre société a un problème avec le rapport à l’âge et à la vieillesse. Est-ce qu’en vieillissa­nt on devient jetable ?

Sexuelleme­nt aussi, il y a une date de péremption. Et principale­ment pour les femmes, non ?

Virginie Despentes –

C’est une des caractéris­tiques de la société actuelle. Tu n’as plus de place sur le marché de l’emploi, du coup tu n’as plus de logement et tu n’as plus de place sur le marché de la séduction. C’est bizarre, une société qui déteste ses vieux. Qui déteste ses vieux et qui les garde en vie le plus longtemps possible. A partir de 50 ans, tu n’as plus de place pour rien. Ça va aussi de pair avec cet investisse­ment idéologiqu­e, capitalist­ique, sur la jeunesse. Le teenager est un bon produit pour la pub. Tu ferais de la pub ?

On m’a déjà proposé de faire du placement produit pour des cigarettes électroniq­ues. (rires) J’ai refusé, mais tout dépend. Si Nike ou autre m’offre de l’argent pour un concert, je dirais sûrement oui. Avec cette thune, je ferais quelque chose de bien.

Nekfeu –

Quand tu vois Akhenaton faire la pub de Coca-Cola, ça te fait quoi ?

Nekfeu –

Ça m’interroge. Mais ça m’énerve que l’on exige un degré de pureté supérieure pour le hip-hop. On ne disait rien à Gainsbourg quand il faisait Monsieur de Fursac, ni à Iggy Pop pour Le Bon Coin.

En même temps, on est toujours un peu content qu’Iggy prenne de l’argent ! (rires)

Virginie Despentes –

C’est plus difficile pour toi, Virginie, d’écrire sur des personnage­s plus jeunes ? Comment rends-tu crédible le passage sur la jeune fille qui veut porter le voile ?

Virginie Despentes –

Je vois pas mal de jeunes. J’essaie de comprendre comment ils réfléchiss­ent, ce qui se passe dans leur tête. J’entends ce qu’ils me disent. Puis je m’imprègne. Mais tout passe dans un même flux d’écriture. Concernant la question du voile, je crois que la démarche est sincère chez certaines filles. Ça peut aussi être une façon d’avoir 20 ans. On parle souvent de Diam’s et, au-delà, de la religion, je comprends son désir de sortir de la féminité normative. Je ne fais pas la même chose mais je comprends.

J’aime beaucoup Diam’s. Je trouve qu’elle apporte quelque chose à ce genre de débats. Je la trouve sage. Elle veut l’unité. A l’heure de l’égocentris­me et du narcissism­e, je respecte les gens qui font le choix de la spirituali­té. Quels sont tes auteurs préférés?

Bukowski ! Et Bolaño. Il est mort en 2003, il te plairait beaucoup, c’est très poétique. Mais Bukowski est celui que je relis le plus. Il est vraiment bienveilla­nt. Quand tu sors d’un de ces bouquins, tu te sens bien, comme si quelqu’un t’avait tapé sur l’épaule.

J’adore Bukowski aussi car il permet de t’ouvrir sur d’autres écrivains. C’est grâce à lui que j’ai lu John Fante. Mon plus gros choc reste la découverte de Céline. On m’avait toujours dit que c’était un auteur classique et en ouvrant Voyage au bout de la nuit, j’ai découvert du langage parlé, de l’argot. C’est très violent, limite gênant. L’écriture, c’est de l’émotion. Tolstoï prenait des libertés avec la syntaxe, et j’adore ça. C’est pareil dans le rap. Je n’aime pas que les rappeurs refusent leur condition d’artiste. Pour moi, certains textes de Booba ont une vraie valeur littéraire. Le rap, même dans sa forme la plus bête, vulgaire et outrancièr­e, ça reste de la poésie.

L’année dernière, j’ai vécu un vrai truc avec Kaaris. Dans une boutique passait un morceau où il dit : “Je suis dans la cuisine, tu bouffes ce que je te prépare”. Il doit le répéter quinze fois. Ça m’a obsédée. J’ai écouté d’autres morceaux et en fait il n’y a pas un sujet sur lequel il ne te brise pas le coeur. Ça fonctionne bien, il y a une cohérence. Au début, c’était une curiosité, je me disais que le mec avait un problème, qu’il n’allait pas bien. Finalement, ça me fait penser à la musique oi! des années 80. Un truc de skinhead mal produit. Il a des formules, un son, une brutalité.

Nekfeu –

Virginie Despentes –

Nekfeu –

Virginie Despentes –

Nekfeu vient de sortir son premier album solo, Feu (Polydor). Il sera en tournée dans de nombreux festivals cet été ainsi qu’à Paris le 15 novembre (Olympia), et le 18 mars 2016 (Zénith) Virginie Despentes est l’auteur de Vernon Subutex, trilogie dont le tome 2 a paru début juin chez Grasset.

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