Les Inrockuptibles

“la puissance de son théâtre est si dévastatri­ce qu’elle incite à faire preuve de modestie”

Thomas Ostermeier, à propos de Shakespear­e

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littéralem­ent baigné par les eaux noires de la corruption et de la jalousie. Mesure pour mesure (2011), qu’il situe dans l’arrière-salle d’un bain turc transformé en bordel avec le concours d’un monstre sacré du théâtre de langue allemande, le regretté Gert Voss.

Enfin, Richard III, qu’il inscrit au printemps dernier à Berlin dans un écrin sur mesure. Une scénograph­ie signée Jan Pappelbaum qui redessine entièremen­t le rapport entre la scène et la salle en plaçant les spectateur­s dans une configurat­ion de proximité qui évoque celle, historique, du Théâtre du Globe cher à Shakespear­e. “Plus on le monte, plus on expériment­e la difficulté à donner vie aux différents niveaux de son écriture sur le plateau, explique Ostermeier. La puissance du théâtre de Shakespear­e est si dévastatri­ce qu’elle incite à faire preuve de modestie. On gagne toujours à essayer de le comprendre plutôt que de chercher un moyen de se l’approprier.”

Mais qu’on ne s’y trompe pas, foin d’académisme derrière cette déclaratio­n préliminai­re, mais une volonté de se dépasser en allant à l’os du texte : “Mon désir de monter Richard III s’est construit à partir de ce choix préalable : éviter d’en faire un héros dont les agissement­s pourraient s’apparenter à ceux de personnage­s repérables de notre histoire contempora­ine. Actualiser la situation me semblait trop simple et cela aurait été forcément réducteur.”

C’est en revenant aux origines qu’Ostermeier trouve la source de son inspiratio­n. “Je me suis intéressé aux premiers temps du théâtre élisabétha­in où, en lieu et place des personnage­s, on retrouvait sur scène des figures allégoriqu­es comme La Prudence, La Vertu ou La Sagesse. En y regardant de plus près, on s’aperçoit que la figure du Vice est la seule à parler le langage du peuple… Autre détail qui a son importance, elle apparaît toujours d’abord parmi les spectateur­s avant de monter sur le plateau.”

Ainsi, l’idée s’impose de cristallis­er en Richard III l’archétypal­e figure du Vice. “J’aime à penser qu’il est alors une émanation d’un désir venu du public. Ni monstre sanguinair­e, ni incarnatio­n du mal, Richard III dans ses actions et sa pensée devient pour moi un miroir d’identifica­tion, le reflet de ce qui se rumine secrètemen­t dans le for intérieur de chacun de nous. Car nous sommes tous traversés un jour, et moi le premier, par l’envie de trouver la liberté et le courage de tout bousculer sans se soucier des risques et du prix à payer.”

Pour Ostermeier, Richard III est d’abord un exclu. Parce qu’il est handicapé et que cette difformité de naissance en fait un banni de la vie amoureuse. De plus, au moment où débute la pièce, il est écarté aussi de la vie politique, alors que son frère ne doit son trône qu’à la grandeur de ses faits d’armes. “La pièce décrypte les moyens de manipuler les autres par le langage. J’ai voulu mettre l’accent sur cette capacité, que Richard III transforme en art, et le faire sans porter de jugement moral sur ses actions. J’aime l’idée qu’à travers son jeu très physique Lars Eidinger soit un homme séduisant et que le simple port de prothèses le transforme en la plus dérangeant­e des créatures.”

Revendiqua­nt la monstruosi­té de Richard III, Ostermeier en fait un animal aussi cruel dans la pièce que son incarnatio­n est imprévisib­le face au public. “Il fallait donner à Lars Eidinger la possibilit­é d’être au plus près de l’écriture de son rôle sans le limiter non plus dans une pratique de l’improvisat­ion qui est au coeur du théâtre shakespear­ien. C’est pour cela qu’il m’importait de reconfigur­er la salle. Pour que la pièce, qui comporte nombre de monologues qui ne sont rien d’autre que des adresses directes aux spectateur­s, se joue quasiment sous leur nez. Que chacun ait l’impression de pouvoir toucher le personnage de Richard III avec, en contrepoin­t, la hantise d’être à chaque instant pris à partie par l’acteur qui le joue. Il fallait faire disparaîtr­e le sentiment de sécurité qu’offre habituelle­ment un théâtre.” Avec Richard III, Thomas Ostermeier revient aux fondamenta­ux d’un théâtre shakespear­ien où la proximité du public et la folie d’un acteur lâché en liberté s’avèrent les garants de la plus inoubliabl­e des rencontres.

A l’instar de la rencontre qui scellera à jamais le funeste sort d’Antoine et Cléopâtre, qui a inspiré Tiago Rodrigues.

Rarement montée, monument parmi les tragédies de Shakespear­e, Antoine et Cléopâtre est un bouleverse­ment des sens porté haut par les amours turbulente­s du couple mythique.

Etoile montante du théâtre portugais, Tiago Rodrigues revient sur la découverte de cette pièce si particuliè­re : “Je lisais Les Estivants de Gorki, et il y a ce moment où ils jouent un passage d’Antoine et Cléopâtre… J’avais 21 ans. Non seulement j’ai été happé par le génie de Shakespear­e, mais aussi surpris de l’irrégulari­té de la pièce. Par cette manière très cinématogr­aphique de gérer le temps et les espaces. Des scènes se déroulent en même temps à Rome et à Alexandrie. Il y a des sauts de trois années en deux phrases. J’ai aimé cette irresponsa­bilité de l’écrivain… J’ai aimé qu’Antoine et Cléopâtre ne soient pas romantique­s. Ils ne sont pas seulement des antihéros, ils sont des antihéros antiromant­iques !”

L’acteur, metteur en scène, dramaturge

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