Peau noire, masques blancs
Petite-fille d’un émigré ivoirien, Isabelle Boni-Claverie se demande si elle est trop noire pour être française. Convoquant ses souvenirs et les discours d’intellectuels critiques, elle analyse les blocages de la société française, trop blanche pour être
Comme l’analysait l’historien Pascal Blanchard dans l’essai collectif, La France noire – Trois siècles de présences des Afriques, des Caraïbes, de l’océan Indien et d’Océanie (La Découverte, 2011), les stéréotypes tenaces et les images réductrices persistent dans la manière de percevoir les présences noires en France. La documentariste franco-ivoirienne Isabelle Boni-Claverie interroge ce mystère hexagonal dans son film Trop noire pour être française ?, en se fixant d’emblée sur quelques souvenirs édifiants : un sketch ouvertement raciste de Michel Leeb un samedi soir à la télé durant son enfance, des pubs (“Y’a bon Banania”, Oncle Ben’s, Woolite…) véhiculant les clichés éternels issus des imaginaires coloniaux (les Noirs paresseux, hyper sportifs, intellectuellement déficients…), le discours de Sarkozy à Dakar pour qui “l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire”, ou encore une interview du parfumeur Jean-Paul Guerlain au journal de France 2, dans lequel il confessait en riant qu’il s’était mis “à travailler comme un nègre”, en ajoutant : “je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin...” Or, en dépit de leur caractère nauséabond, ces propos firent à peine scandale dans la société française.
Ce silence et cette apathie collective ont eu pour la réalisatrice valeur de symptôme et d’accélérateur de pellicule : de quoi la pousser dans sa volonté de mesurer l’intensité et l’origine de tous les stéréotypes accolés aux Noirs de France, ces Blacks baptisés au fil des siècles, “sauvages”, “indigènes”, “tirailleurs” ou “nègres”, pris et malmenés dans l’histoire d’une France qui, après l’humiliation de la défaite de 1870 – une “émasculation” selon l’historien Achille Mbembe –, a cherché à se “re-viriliser” avec la colonisation.
La première vertu de son documentaire est d’associer au cadre d’une réflexion politique un niveau de récit très personnel, ancré dans des souvenirs familiaux éclairants. Son histoire remonte à celle de son grand-père, Alphonse Boni, Ivoirien émigré en France en 1924 à l’âge de 15 ans, qui épousa une Française, Rose-Marie, en 1937, bravant alors tous les préjugés d’une petite ville du Tarn, avant de faire une longue carrière de magistrat en Afrique. C’est aussi celle de sa mère, première femme journaliste noire à avoir interviewé à la télé un président de la République française (Giscard) ; et celle aussi d’un père adoptif, membre de la haute société bourgeoise et blanche de Pau et de ses “cercles” privés d’où sont toujours exclues les minorités (de couleur comme de classe sociale), comme la réalisatrice le constate en retournant sur les lieux du délit égalitaire.
Ce sentiment qu’un Noir n’aurait pas sa place dans les lieux de pouvoir se renforce lorsque Isabelle Boni-Claverie mesure que l’école de cinéma qu’elle fréquenta en 1996 – la Fémis – n’accueille quasiment aucun étudiant black. Seule Noire à être entrée dans cette prestigieuse école, elle s’interroge sur cette absence répétée. Mais comme le souligne, désolé, le directeur Marc Nicolas, la ségrégation et l’exclusion se jouent beaucoup plus tôt qu’à 22 ans. Le blocage s’avère tellement profond que les rares initiatives de discrimination positive (atelier d’égalité des chances…) ne peuvent compenser un défaut d’intégration ancré dans le système social. De même, les politiques d’affichage