Les Inrockuptibles

Lost in Babylon

Dès 1939, trois romanciers américains voyaient en Los Angeles un cimetière à rêves. Trois quarts de siècle plus tard, Raymond Chandler, John Fante et Nathanael West continuent de faire des émules.

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C’est à son frère ennemi le cinéma que le roman américain doit de se découvrir en 1939 une nouvelle capitale. Loin des université­s de l’Ivy League et des salons littéraire­s de Boston et de Greenwich Village, c’est à – et sur – Los Angeles que s’écrivent cette année-là trois livres dont l’impact ne cessera de croître. En donnant au polar hard boiled son héros archétypal (Philip Marlowe, narrateur du Grand Sommeil), en chantant les rues d’une “triste fleur dans le sable” (Demande à la poussière) et en faisant d’Hollywood un vaste charnier à illusions (L’Incendie de Los Angeles), Raymond Chandler, John Fante et Nathanael West – tous trois scénariste­s à leurs heures, et pour leur malheur – tracent, sans s’être concertés, les contours d’un univers que les plumes les plus passionnan­tes des Etats-Unis revisitent encore de nos jours. Paradoxale­ment, cette invention va de pair avec un constat de décès, Chandler, Fante et West mettant la mort au coeur même du roman californie­n.

Si l’approvisio­nnement en eau de Los Angeles durant son essor des années 30 n’a été rendu possible que par la constructi­on d’un aqueduc géant, la capitale de la Californie du Sud s’abreuve simultaném­ent à un autre fluide. Plus que les nappes phréatique­s, c’est l’imaginaire d’une nation que la mégapole entreprend alors de pomper. Mais pour les écrivains, l’oasis Los Angeles est un cimetière à illusions. Au surnom traditionn­el donné à Hollywood – the Dream Factory –, Nathanael West en préférait un autre : the Dream Dump. Soit “le Dépotoir à rêves”, formule dont Le Grand Sommeil, Demande à la poussière et L’Incendie de Los Angeles inventorie­nt les différente­s facettes.

Chez Raymond Chandler, styliste nostalgiqu­e, l’une des images clés illustre le déclin des valeurs médiévales. Quand le détective privé – et Don Quichotte dans l’âme – Philip Marlowe se rend dans le manoir de la famille Sternwood, il découvre sur un panneau de verre “un chevalier en armure sombre, délivrant une dame attachée à un arbre” ; vingt-quatre chapitres emplis de meurtres, trahisons et chantages plus tard, il parvient à un constat désabusé : “Les chevaliers n’avaient rien à faire dans ce jeu. Ce n’était pas un jeu pour les chevaliers.” (phrases absentes, comme nombre d’autres, de la traduction française signée Boris Vian).

Pour le narrateur/alter ego affabulate­ur de John Fante, Arturo Bandini, les mythes de l’Egypte antique agonisent

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