Les Inrockuptibles

La cité des damnés

En 1997, Mike Davis dévoilait la psyché de toute une ville à travers une enquête urbanistiq­ue, City of Quartz. Un essai inclassabl­e, pour tout comprendre de Los Angeles.

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Si Los Angeles était une personne, le livre de Mike Davis en serait la biographie. Sauf qu’aux habituels ressorts psychologi­ques (et freudiens) de toute existence, Mike Davis substitue ses origines urbanistiq­ues. Publié en 1997, City of Quartz – Los Angeles, capitale du futur retrace toute l’histoire de cette ville-mirage, créée de toutes pièces sur le désert, dont la Mecque, Hollywood, engendrera cet autre mirage à ampleur industriel­le qu’on appelle le cinéma.

Sociologue spécialist­e de l’urbanisme, Davis signe un essai inclassabl­e, où Los Angeles devient une ville-laboratoir­e de toutes les villes du futur, une utopie démoniaque où les maux de l’humanité se retrouvent amplifiés. Il y fouille les arcanes du pouvoir, ceux de la finance et de l’immobilier, la corruption des policiers du LAPD et leur racisme, la folie sécuritair­e, l’intoléranc­e des wasp et l’implacable lutte des classes qui s’y joue dans ses marges. Résolument à gauche, Davis n’en finit pas de dénoncer ce lupanar du capitalism­e-roi.

Dans l’un de ses chapitres les plus convaincan­ts, “Ombres et lumières”, il convoque les écrivains qui, dès les années 30, s’opposèrent à Los Angeles à coups de livres désabusés en recréant le roman noir, dévoilant les coulisses de la fabrique des rêves et de la propagande américaine. “Dans Qu’est-ce qui fait courir Sammy ? (1940), Budd Schulberg, enfant des studios (son père était directeur de la Paramount) devenu écrivain communiste, décrit de l’intérieur et avec un réalisme quasi documentai­re le capitalism­e hollywoodi­en et l’exploitati­on des auteurs. Son personnage central, Sammy Glick, est un jeune producteur ambitieux qui s’enrichit en exploitant la créativité d’amis et d’employés qu’il n’hésite pas ensuite à trahir et à détruire. Comme l’observe l’un des personnage­s du roman, il exprime l’“inconscien­t de notre société’.”

James M. Cain, Raymond Chandler, Chester Himes, Joan Didion et Bret Easton Ellis : tous ont décrit Los Angeles comme une ville mortifère, une scène décadente, un miroir où l’on se perd à force de se regarder. Une ville où l’arrivisme a fini par triompher. Comme concluait Budd Schulberg en 1989 : “Le livre que j’avais écrit pour dénoncer tous les Sammy Glick est devenu aujourd’hui le portrait d’un héros positif.”

L’autre chapitre captivant de City of Quartz, “Le marteau et le caillou”, est consacré à la guerre des gangs, d’abord afro-américains puis hispanique­s, qui engendra chez le LAPD (soutenu par les présidents successifs) des assauts de plus en plus aléatoires, violents et racistes. Ou la version visible de la lutte des classes made in California. Pendant ce temps, des voyous à col blanc pouvaient s’en mettre légalement plein les poches en détruisant des quartiers pauvres pour y construire des habitats de luxe, et étendre ainsi encore davantage une ville déjà immense. Où seul un petit groupe de nantis y trouvent leur compte. Nelly Kaprièlian

une ville mortifère, un miroir où l’on se perd à force de se regarder

City of Quartz – Los Angeles, capitale du futur (La Découverte), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry et Michel Dartevelle, 406 p., 13,50 €

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