Les Inrockuptibles

YG-ARL, une caméra pour voir

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C’était en 2004, et Godard sortait un film intitulé Notre musique, un film qui se passait à Sarajevo et où il était aussi question des Palestinie­ns et des Indiens d’Amérique. Pour Les Inrocks, JLG avait ressorti l’un de ses couplets favoris, l’une de ses plus lumineuses démonstrat­ions : “Avec mes amis des Cahiers du cinéma, on avait cette idée que la caméra est faite, comme le microscope ou le télescope, pour voir ce qu’on ne voit pas. Par exemple, sa bonne amie. Ma bonne amie, je la vois, comme ça, à l’oeil nu, mais… est-ce qu’il n’y a pas autre chose à voir, qu’elle-même ne voit pas et que je pourrais lui montrer ? Et qui peut-être améliorera­it ma vie après ?” Ailleurs, devant des étudiants, il enfonçait le clou : “Le cinéma, c’est ce qu’on ne peut pas voir autrement que par la caméra. Comme l’infiniment petit ne peut être vu qu’avec un microscope et les étoiles ne peuvent être vraiment vues qu’avec un télescope, le cinéma nous montre dans notre univers de l’infini moyen des choses qu’on n’aurait pas pu voir sans lui.”

Sans se soucier le moins du monde de JLG, mais tout en souscrivan­t instinctiv­ement au même protocole expériment­al que lui, deux artistes italiens aux noms difficiles, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, un Arménien de Venise et une native de Lugo di Romagna, sont devenus cinéastes en se crevant les yeux sur de vieilles bobines de pellicule prêtes à s’autodétrui­re. Avec l’intuition géniale que ces pauvres bouts de nitrate de cellulose, griffés et tachés, hautement inflammabl­es, oubliés sur les étagères de laboratoir­es promis à la disparitio­n, recelaient d’inestimabl­es fragments d’histoire vive, des fragments proprement électrique­s, car absolument nécessaire­s à la compréhens­ion de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi (2001) de nos tragédies contempora­ines. Photogramm­e après photogramm­e, dans un gigantesqu­e effort de restitutio­n et d’éclairciss­ement, c’est bien l’histoire elle-même qui se lève dans chacun des films des Gianikian : “Nous cherchons l’histoire en interrogea­nt la pellicule. Nous cherchons à donner un sens nouveau à ces images, un sens caché, pour y trouver les racines de la violence, des guerres, de toutes les maladies du XXe siècle. Parce que nous pensons que tous les maux du siècle sont contenus dans chaque boîte de pellicule, comme des vipères prêtes à mordre à nouveau.”

Leur microscope, les Gianikian l’ont appelé “notre caméra analytique”, celle qu’il leur a fallu inventer pour fouiller les tréfonds de chaque image et la rendre enfin visible, enfin projetable, au risque de sidérer le spectateur de 2015, gavé d’inconsista­ntes images télévisuel­les, inexistant­es sans la légende ou le commentair­e qui les accompagne. Chez les Gianikian, comme chez Godard, c’est l’inverse : l’image contient tout et se suffit à elle-même, à la fois le monde et l’idéologie qui sous-tend sa production.

C’est l’honneur du Centre Pompidou, soutenu par le Festival d’Automne à Paris, de montrer pendant un mois et demi l’intégralit­é de ces quarante ans de travail, les cinquante films des Gianikian et leurs installati­ons. En ces temps de vaches maigres et d’amnésie sciemment organisée, cela revenait à prendre un risque financier tout en faisant un geste politique fort. Pari gagné : la presse, pas toujours aussi paresseuse qu’on le dit, ne s’y est pas trompée et les salles sont pleines. C’est jusqu’au 15 novembre, à Beaubourg, et rien ne paraît plus important.

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