Les Inrockuptibles

Borderline vertigo

Entre folie ordinaire et troublante poésie, Emilie Incerti Formentini incarne avec talent une maniacodép­ressive dans un one woman show qui bouscule les règles du genre.

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Un Liciture 10 mg, un Effexor 5 mg, trois Téralithe LP 400 et de l’Haldol. Cette ordonnance d’autant de molécules aux principes actifs miraculeux est digne d’un inventaire à la Prévert. “J’ai aussi de l’Abilify, je trouve que le mot est poétique. Abilify, ça fait papillon”, s’exclame Emilie, qui revendique cette palette médicament­euse pour tracer touche après touche son autoportra­it en femme sous influence. Sa manière à elle de mettre un pied dans le chambranle pour bloquer la porte encore entrebâill­ée et lui permettre de rester en contact avec la réalité. L’histoire vraie d’une drôle d’Alice au pays des neurolepti­ques qui a décidé de témoigner de sa traversée du miroir en se confiant à un ami, au fil des rendez-vous qu’elle lui donne dans des cafés du quartier de la gare de l’Est. Cet appel d’air d’une parenthèse de confiance, pied de nez à la camisole chimique, lui permet de tout dire sans crainte d’être jugée et d’aborder sans fausse pudeur la débâcle façon puzzle d’une existence dont chaque morceau part inexorable­ment à la dérive.

Spectacle iceberg,

Rendez-vous gare de l’Est

s’avère le résultat d’un pacte qui met à nu une vie, tout en en cachant la plus grande partie des secrets sous la ligne de flottaison. Car l’ami en question se nomme Guillaume Vincent, il est metteur en scène, et le contrat qui lie ces deux-là impose qu’en allant l’un vers l’autre tous deux s’aventurent sur des territoire­s inconnus. Six mois durant, ce sont des heures de paroles que Guillaume Vincent enregistre au fil des rencontres. Elle, tente de sauver sa peau en oralisant ses maux ; lui, ose se confronter au tabou d’un matériau puisé au réel pour faire de ce récit une fiction. Au final, les deux cents pages d’interview sont ramenées à quarante pour acter, à travers un spectacle, l’essence d’un être qu’on a décidé de muer en personnage en quête d’auteur.

Confiée à une actrice magnifique en la personne

d’Emilie Incerti Formentini, la figure d’Emilie prend alors son envol devant nous, dans l’épique exercice de style d’un one-woman show se jouant dans un espace nu sur une simple chaise. Strip-tease d’une âme nous confrontan­t au dilemme d’avoir à choisir entre les rires et les larmes.

Présent dans la salle, Guillaume Vincent assume son rôle d’accoucheur en intervenan­t sur scène pour dialoguer chaque soir un court instant avec son personnage. Ainsi, il prend lui aussi le risque de se brûler les ailes à exposer tant d’intimité partagée sous les feux de la rampe. La brillante mise à nu d’un double “je” revendiqué. Patrick Sourd

Rendez-vous gare de l’Est texte, costumes et mise en scène Guillaume Vincent, avec Emilie Incerti Formentini et la participat­ion de Guillaume Vincent, jusqu’au 26 juin au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, tél. 01 44 95 98 21, theatredur­ondpoint.fr

le strip-tease d’une âme nous confrontan­t au dilemme d’avoir à choisir entre les rires et les larmes

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