Les Inrockuptibles

la fabrique d’Olafur Eliasson

A la suite d’illustres prédécesse­urs comme Jeff Koons ou Anish Kapoor, c’est à l’artiste danois Olafur Eliasson de prendre possession du château de Versailles. En pleine préparatio­n, nous l’avons suivi dans son studio berlinois. par Claire Moulène photo J

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à Berlin, visite du studio de l’artiste danois avant qu’il prenne possession du château de Versailles jusqu’à fin octobre

C’est chez lui, début mai, dans sa ruche berlinoise installée dans une ancienne brasserie de Prenzlauer Berg que nous avons rencontré Olafur Eliasson. De juin à octobre, il jouera le Roi-Soleil au château de Versailles, succédant ainsi à Xavier Veilhan, Jeff Koons ou Anish Kapoor et ses sculptures rouge sang qui, l’an dernier, provoquère­nt les attaques à répétition d’une poignée de réacs toujours prêts à dénoncer ce mariage “contre-nature” que représente pour eux l’alliance de l’art contempora­in et du patrimoine.

L’artiste danois, lui, règle la question en quelques phrases bien senties : “Versailles commence dans les fantasmes d’un roi, mais est fait pour perdurer et voyager jusqu’à nous”, estime Eliasson qui “regrette qu’Anish Kapoor ait eu à dealer avec le vandalisme”, mais affirme n’avoir aucunement tenu compte de cette affaire pour la préparatio­n de son show. “L’art sera toujours plus fort”, poursuit le placide Eliasson : “En novembre, Paris a été attaqué physiqueme­nt, mais aussi culturelle­ment. Je crois que cela a rendu plus fort et consolidé le lien culturel.”

En attendant, Eliasson règne sur un royaume de 90 personnes de 26 nationalit­és.

Réparties sur les trois étages de ce bâtiment industriel laissé dans son jus, elles s’affranchis­sent par petits groupes de 15 ou 20, sous la tutelle du monarque Eliasson qui n’a rien de despotique, mais cultive avec discrétion un certain paternalis­me. On compte des architecte­s, des ingénieurs, des dessinateu­rs qui oeuvrent au sein des départemen­ts dédiés aux projets artistique­s ou aux commandes architectu­rales. D’autres animent une étrange entité baptisée “Les archives du futur”. On y croise un spécialist­e de la prédiction des crises, un anthropolo­gue, un philosophe ou encore un chercheur qui travaille sur la question des réfugiés. “Les gens pensent parfois que l’atelier est un lieu coupé du monde, une sorte de retraite, alors qu’au contraire nous cherchons à amplifier ce qu’il y a dehors”, affirme l’artiste-entreprene­ur avant de conclure : “Ici, on est très loin du modèle classique d’atelier”.

L’immense cuisine sous cloche et ses tables en bois collective­s qui réunissent chaque midi les 90 salariés de la firme Eliasson, ainsi que la présence, dans un bâtiment adjacent, d’une entreprise qui oeuvre dans le secteur énergétiqu­e, finissent de nous en convaincre : le studio d’Olafur Eliasson est un monde en miniature. On y élabore des projets monumentau­x, des architectu­res utopiques et des programmes de conférence­s engagées. On y pense aussi, en collaborat­ion

avec des ingénieurs ultrapoint­us, des objets comme Little Sun, une lampe avec panneau solaire intégré, et bientôt une recharge de téléphone portable conçue sur le même principe, qui changent la vie, littéralem­ent, et révolution­nent le marché africain où ils sont vendus à bas coût. “Nous vendons ces trouvaille­s technologi­ques en Europe, dans les boutiques de musées surtout, et en Afrique pour 35 ou 40 dollars contre 99 euros sur le marché européen”, commente l’un des ingénieurs.

“Changer la vie” n’est pas une formule en l’air pour Olafur Eliasson.

Ecolo convaincu et végétarien assumé, il accorde ses conviction­s avec la réalité de la vie de bureau en proposant tous les jours, à l’ensemble de son équipe, des menus divins, bios et locavores, qui font aujourd’hui l’objet d’un beau livre. Ce jour-là : betteraves au four, sauce aux amandes et raifort, beurre aux herbes et pain complet sorti du four, tartare de champignon­s et brioches scandinave­s à la cannelle. Le tout est conçu par une petite armée de jeunes cuisiniers chapeautés par Lauren Maurer et Asako Iwama, deux chefs artistes qu’Olafur a embauchés il y a quelques années.

Victoria Eliasdótti­r, la soeur de l’artiste, qui a entre temps ouvert l’un des restos les plus excitants de Berlin, Dóttir (“fille” en islandais), a un temps oeuvré dans cette cuisine vitrée avant de s’en aller concocter du crabe des neiges et de l’anguille fumée. Face à l’immense banquet orchestré ce jour-là comme le reste de l’année, on se dit qu’il y a du

Vatel chez Eliasson même si l’artiste concède ne pas connaître l’histoire du maître d’hôtel de Fouquet et du Grand Condé qui se suicida au château de Chantilly après avoir attendu (trop longtemps) un arrivage de poissons qui devait régaler Louis XIV et sa cour pressés de voir s’achever les travaux pharaoniqu­es du futur Versailles.

Retour à Versailles donc, où les travaux sont finis depuis belle lurette. “La culture contempora­ine ne perd pas le rapport à l’histoire, elle s’appuie dessus”, dit Eliasson qui, pour son exposition, fait la part belle à l’histoire du château, à ses perspectiv­es mais aussi à ses angles morts, comme l’histoire de cette statue qui trône au milieu du bosquet de la Colonnade. “Une statue volée, rappelle Eliasson, qui représente la déesse de la fertilité.” L’artiste dispersera sur le sol de cette petite clairière une sorte de boue miraculeus­e : “C’est un super fertilisat­eur que l’on peut utiliser pour des terres érodées ou déforestée­s. Les visiteurs pourront se servir et ramener une poignée de terre dans leur poche pour la semer chez eux.”

Chez Eliasson, on l’aura compris, le vandalisme est consenti et même encouragé à condition qu’il serve la bonne cause. Soit le combat écologique qui, entre les lignes, anime son grand oeuvre. On se souvient du champ de lave noire importée d’Islande qui recouvrait le hall de son exposition au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, du Weather

la grande idée d’Eliasson tient dans cette formule : ce n’est pas vous qui venez voir Versailles, mais Versailles qui vous regarde

Project, un soleil irradiant la Turbine Hall de la Tate Modern, de la série des chutes d’eau égrenées de Madrid à New York, et plus récemment des blocs de glace prélevés au Groenland et déposés devant le Panthéon, à Paris, pour l’inaugurati­on de la COP 21. Autant de phénomènes (climatique­s) qui frappaient par leur impact visuel autant que politique.

A Versailles, près de la fontaine d’Apollon, Eliasson présentera une nouvelle chute d’eau

dont il a inversé le cours. Histoire de réaliser le voeu jamais exaucé de Le Nôtre qui envisagea un temps d’installer une cascade dans l’axe du Grand Canal mais aussi de “défier la nature avec cette chute d’eau inversée”. Un peu plus loin, un fin brouillard nappera le bosquet de l’étoile. “Le château de Versailles a été bâti à un moment où l’on pensait que l’homme était la mesure de toute chose. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’anthropocè­ne et l’on voit bien que la nature est tout aussi constituti­ve. Le climat ne peut plus être pensé comme une chose à part.”

A l’intérieur du château, Eliasson a opté pour des interventi­ons discrètes, un anneau lumineux dans la galerie des Glaces et un miroir qui sera présenté dans l’antichambr­e du salon de l’OEil-deboeuf. Vu de côté, on ne distingue qu’un disque, de face cela devient un miroir. Un miroir qui vous regarde donc, car la grande idée d’Eliasson pour Versailles tient dans cette formule : ce n’est pas vous qui venez voir Versailles, mais Versailles qui vous regarde. Une série de petites pièces, minuscules paires d’yeux en laiton, confirme cette orientatio­n. Elles seront disséminée­s dans le château et pour la plupart invisibles aux yeux du promeneur. “Je ne voulais pas mettre d’objets dans le musée. Je voulais que le musée soit l’objet lui-même. J’étais assez intéressé par le fait que tout le monde connaît Versailles, ou croit le connaître. C’est un peu comme la skyline de New York : on la connaît, mais quand on bouge dedans, c’est très différent. J’aime cette idée d’accorder de l’attention au bâtiment, qui lui-même a à voir avec une forme de conscience”. Eliasson entend ainsi faire de chacun un roi conscient de sa propre expérience, conscient, aussi, de sa responsabi­lité.

Et de conclure sur le récit de cet épisode qui sonne comme une légende mais en dit long sur l’effet papillon qui régit le monde d’aujourd’hui comme celui d’hier : celui de l’éruption d’un volcan islandais en 1783 qui, selon certains historiens, aurait provoqué un tel bouleverse­ment climatique (hivers rudes et pluies diluvienne­s entamant les récoltes) qu’il a précipité quelques années plus tard l’avènement de la Révolution française.

Olafur Eliasson au château de Versailles du 7 juin au 30 octobre chateauver­sailles.fr Studio Olafur Eliasson: The Kitchen (Phaidon), 368 pages, 39,95 €

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 ??  ?? L’atelier rassemble architecte­s, ingénieurs, dessinateu­rs,mais aussi un spécialist­e de la prédiction­des crises, un anthropolo­gue,ou encore un chercheurq­ui travaille sur la questionde­s réfugiés
L’atelier rassemble architecte­s, ingénieurs, dessinateu­rs,mais aussi un spécialist­e de la prédiction­des crises, un anthropolo­gue,ou encore un chercheurq­ui travaille sur la questionde­s réfugiés
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 ??  ?? Le studio Olafur Eliasson est un monde en miniature : chaque jour, ce sont 90 salariés de 26 nationalit­és qui se réunissent autour de menus bios et locavores, élaborés sur place par Lauren Maurer et Asako Iwama, deux chefs artistes qu’Eliasson a embauchés il y a quelques années
Le studio Olafur Eliasson est un monde en miniature : chaque jour, ce sont 90 salariés de 26 nationalit­és qui se réunissent autour de menus bios et locavores, élaborés sur place par Lauren Maurer et Asako Iwama, deux chefs artistes qu’Eliasson a embauchés il y a quelques années

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