Les Inrockuptibles

Game of Thrones : comment les femmes de la série ont pris le pouvoir

En se réappropri­ant leur corps et leur parole, les personnage­s féminins sauvent, pour notre plus grand plaisir, une série que l’on pensait à bout de souffle. Un tournant égalitaire qui recoupe des préoccupat­ions actuelles.

- Marie Turcan illustrati­on Aline Zalko pour Les Inrockupti­bles, d’après J. Howard Miller

Vous n’allez pas me servir. Vous allez mourir.” La voix de Daenerys Targaryen est calme. Et soudain, tout bascule. Elle s’empare des immenses flambeaux métallique­s et les pousse un à un à terre, provoquant l’embrasemen­t immédiat du chapiteau des chefs dothrakis. Quelques secondes plus tôt, la douzaine d’hommes étaient assis confortabl­ement, muscles saillants et rictus moqueurs imprimés sur le visage, devant la jeune femme aux longs cheveux blonds ondulés. A présent, leurs bras s’agitent dans les airs et leur queue de cheval grésillent en s’enflammant avec le reste de leur corps huileux.

La fin du quatrième épisode de cette nouvelle saison de Game of Thrones (GoT) fait passer un message limpide : les femmes ont pris le pouvoir. A ses débuts, la série la plus piratée au monde (un seul épisode peut être téléchargé 32 millions de fois en une semaine) n’en menait pourtant pas large face aux critiques. Partouzes à répétition, nudité frontale gratuite, prostituée­s fouettées jusqu’au sang – quand elles ne sont pas tuées par un sadique armé d’une arbalète –, femmes déchiqueté­es par des bêtes sauvages… Tout semblait être calculé pour correspond­re aux clichés associés à la chaîne câblée US HBO : du sexe, de la violence, encore du sexe, et toujours plus de violence. Jusqu’à ce que GoT opère un tournant féministe salutaire et parfaiteme­nt jubilatoir­e.

Retour devant l’immense hutte en flammes. Après avoir regardé les mâles alpha brûler jusqu’au dernier, Daenerys sort de la tente et se présente

entièremen­t nue devant le peuple dothraki. “Elle est filmée en contreplon­gée, tout le monde s’agenouille devant elle, elle est clairement la reine, analyse Mélissa Bounoua, journalist­e à Slate.fr qui a notamment écrit sur la représenta­tion de la nudité des femmes dans la sixième saison de GoT. On voit ses seins et on devine son corps, même s’il est difficile à distinguer à cause des flammes.” Le corps nu de Daenerys n’est pas sexualisé ; il est montré à la fois comme son meilleur bouclier et comme l’arme qui lui permet de prendre le pouvoir. Un corps qui ne brûle pas (cela fait partie de ses dons), un corps invincible.

“Daenerys a toujours été la plus forte et la plus indépendan­te des personnage­s de GoT, renchérit Abnousse Shalmani, auteur de Khomeiny, Sade et moi (Grasset) qui suit la série et son rapport aux femmes depuis ses débuts en 2011. Mais on sait à présent qu’elle est invulnérab­le.” Dans un billet intitulé “Game of Thrones : les femmes, leurs fesses et le pouvoir”, publié dans Vanity Fair, elle a notamment disséqué l’évolution de la protagonis­te depuis le premier épisode de la série d’heroic fantasy : “La première fois que nous la découvrons, c’est d’abord son cul qui occupe tout l’écran. Elle prend un bain pendant que son frère incestueux la reluque en se frottant les mains de la belle affaire qu’il va faire grâce à ce beau cul (…) Seulement voilà : Daenerys n’est pas un beau cul. C’est la mère des dragons.” Bien sûr, la jeune reine n’échappera pas aux injonction­s à la maternité omniprésen­tes, lorsqu’elle couve ses dragons ou qu’elle libère les esclaves de Meereen. Mais son évolution de femme-marchandis­e à reine toute-puissante incarne la transforma­tion de toute une série qui a su évoluer avec son temps et son public.

Le mystérieux Jaqen H’ghar (des Sans-Visage) nous l’avait pourtant annoncé à la fin de la saison 2, en murmurant ces deux mots à l’oreille de la jeune Arya : “Valar Morghulis” (“Tous les hommes doivent mourir”). On pouvait difficilem­ent faire plus clair – la phrase devenue culte a d’ailleurs été martelée par HBO dans ses campagnes promotionn­elles. Il a fallu toutefois attendre de voir tomber Ned Stark, Khal Drogo, Renly Baratheon, Robb Stark, Oberyn Martell, Tywin Lannister et Stannis Baratheon pour oser y croire. Les héros masculins ont succombé les uns après les autres, laissant peu à peu le loisir aux personnage­s féminins de mener la danse. Et pourtant, ce n’était pas gagné d’avance.

“Les femmes sont dans une position classiquem­ent féminine

et malheureus­ement cohérente dans le contexte médiévalo-millénaris­te de la série, nous confiait l’écrivaine Marie Darrieusse­cq en 2013. Quand elles se mêlent de politique et de pouvoir, elles sont soit sorcières, soit mères, soit putes (…) C’est regrettabl­ement stéréotypi­que.” A l’époque de la troisième saison, les critiques allaient bon train

à l’encontre de l’adaptation des romans de George R. R. Martin par les showrunner­s David Benioff et D. B. Weiss. Une parodie du Saturday Night Live avait notamment appuyé là où ça fait mal, en imaginant qu’un des consultant­s sur le tournage de la série n’était autre qu’un garçon de 13 ans. “Mon rôle, c’est de faire attention à ce qu’on voie beaucoup de seins !”, l’entendait-on expliquer dans le sketch. Le genre de vidéo virale qui se retrouve partagée des millions de fois, capable de faire basculer l’opinion en ce qu’elle parvient à mettre des mots sur un malaise inconscien­t.

Mais au-delà de cette représenta­tion de l’anatomie féminine, ce sont les violences à répétition qui ont soulevé, au fil des années, le plus de reproches. De Daenerys abusée par son mari dans la première saison, à Cersei Lannister agressée sexuelleme­nt par son frère devant le tombeau de son fils (oui !), ou la petite Shireen Baratheon qui agonise sur un bûcher, en passant par Sansa Stark, violée et mutilée pendant plusieurs épisodes par le bourreau Ramsay Bolton, les personnage­s féminins ont été les cibles des sévices les plus marquants.

Alors que les hommes ont tendance à mourir rapidement (la tête tranchée de Ned Stark, les flèches dans le coeur de Tywin Lannister), les femmes souffrent lentement, endurent des brutalités à répétition, hurlent, agonisent.

Pire, leur douleur n’était, jusqu’à récemment, jamais montrée de leur point de vue. Quand Ramsay viole Sansa dans la saison 5, on représente sa souffrance à travers les yeux de son ami d’enfance Theon Greyjoy forcé d’assister à son agression. Ce processus a souvent renforcé le male gaze (regard masculin) de la série, comme l’a relevé Iris Brey dans son livre Sex and the Series : sexualités féminines, une révolution télévisuel­le (Soap Ed.), en ce que le programme ne “montre jamais comment la victime va vivre avec ce traumatism­e”.

Et puis les choses ont commencé à changer. D’abord à la fin de la cinquième saison, lorsque la reine déchue Cersei Lannister, une des grandes méchantes de la série, a été forcée d’entamer une “marche de la honte”, entièremen­t nue dans les rues de son royaume. Pour la première fois dans la série, la scène brutale – sept longues minutes où elle déambule sous les crachats et insultes de son peuple – est montrée à travers les yeux de la femme qui la subit. En voyant la reine mère malmenée, rabaissée, le spectateur se prend la violence de plein fouet et ne peut que ressentir sa douleur. A tel point que dans la foulée de sa diffusion, la scène a fait l’objet de nombreux articles, reprises et détourneme­nts par des internaute­s en état de choc.

Dans les épisodes qui suivront, Cersei Lannister verbaliser­a cette humiliatio­n

à maintes reprises devant son fils, le roi qui l’a abandonnée aux mains des barbares. Ou quand la libération des personnage­s féminins passe par la prise de parole. C’est d’ailleurs avec un discours que Sansa Stark est parvenue à prendre le pouvoir dans la série qui l’avait jusqu’ici représenté­e comme un personnage superficie­l, voire complèteme­nt superflu. “Il faut le dire : avant, on la montrait vraiment comme la gourde de service”, assène Abnousse Shalmani.

Il y a deux ans encore, personne ne voulait en effet y croire lorsque l’actrice Sophie Turner avait affirmé au détour d’une table ronde organisée à Paris : “Vous allez voir, les téléspecta­teurs vont commencer à apprécier Sansa et à la soutenir.” Devant les visages circonspec­ts et les haussement­s de sourcils dubitatifs, elle ajoutait, sûre d’elle : “Cela fait déjà des années que Sansa joue au ‘jeu des Trônes’ mais personne ne l’a remarqué, simplement parce qu’elle ne l’a pas encore montré.”

Il aura fallu attendre six ans, mais Sophie Turner avait raison. Dans le cinquième épisode de la saison 6, son personnage affronte son oncle en lui décrivant méthodique­ment les sévices

“vous allez voir, les téléspecta­teurs vont commencer à apprécier Sansa et à la soutenir”

Sophie Turner, interprète de Sansa Stark

insoutenab­les qu’elle a subis. “Il n’a jamais frappé mon visage, il en avait besoin. Mais le reste de moi… Il a fait ce qu’il voulait du reste de moi.” Avant de sceller son émancipati­on tant attendue : “Tu avais promis de me protéger. Je ne te crois plus. Je n’ai plus besoin de toi. Tu ne peux pas me protéger.” C’est aujourd’hui en Brienne de Torth, immense guerrière parfois considérée à tort comme badass uniquement parce qu’elle emprunte des codes associés à la masculinit­é – virilité et force physique –, que Sansa Stark a trouvé une compagne de route et une fidèle alliée.

Hasard ou symbole réfléchi, cette discussion a lieu dans le repaire de la Garde de nuit, un endroit censé n’être occupé que par des hommes qui ont dédié leur vie à la défense du célèbre Mur qui borde le royaume des Sept Couronnes. “C’est très intéressan­t, car au début de la série, il était formelleme­nt interdit pour une femme de pénétrer dans ce repaire, note Abnousse Shalmani. Quand une protagonis­te s’y aventurait, il fallait la cacher à tout prix. Maintenant, pour Sansa, Brienne et la sorcière Mélisandre, c’est portes ouvertes ! Il n’y a plus aucun débat sur leur présence.”

Le cas Mélisandre est quant à lui un des plus complexes à aborder. Depuis le début de la série, cette prêtresse diabolique est toujours parvenue à ses fins “en utilisant son pouvoir de séduction”, analyse Mélissa Bounoua, qui rappelle que la mystérieus­e sorcière rousse couchait avec le prétendant au Trône, Stannis Baratheon, et avait tenté de charmer Jon Snow.

Or l’épisode d’ouverture de cette sixième saison est venu tout remettre en question. Dans la dernière scène, Mélisandre se déshabille devant son miroir un peu déformé. Elle déboutonne sa robe rouge, observe ses seins ronds parfaiteme­nt dessinés. Après une longue inspiratio­n, elle retire le collier orné d’une pierre rouge vif qu’elle ne quitte jamais. La caméra s’éloigne, puis on revoit Mélisandre, cette fois avec un corps de femme centenaire. Les traits fermes de la prêtresse ont laissé place à une peau vieillie qui tombe de ses os, tout comme ses seins qui pendent sur le haut de son ventre. Elle toise son reflet dans la glace avec une moue mêlée de dégoût et de dépit.

Que ce soit sur petit ou grand écran, le corps vieilli – d’autant plus lorsqu’il est féminin –

n’est presque jamais montré. Seule Jill Soloway a récemment eu l’audace de briser ce tabou dans son exceptionn­elle série Transparen­t, en filmant des personnage­s sexagénair­es qui s’épanouisse­nt dans leur vie sexuelle. Certes, quand Game of Thrones expose Mélisandre telle qu’elle est “vraiment”, le choc vient d’abord du fait que la sorcière a menti. Elle est “une femme qui a fait semblant d’être plus désirable qu’elle ne l’est”, a souligné avec amertume la journalist­e de The Atlantic, Megan Garber, dans un article intitulé “Le Paradoxe de la beauté féminine”. Mais en osant afficher un corps différent, frêle et décharné, la série rompt toutefois avec une tradition d’omniprésen­ce de corps jeunes et parfaits à la télévision.

Le procédé est-il pour autant trop flagrant ? Pour Iris Brey, l’influence des critiques du public et des médias a sans doute poussé les showrunner­s

de la série la plus exposée de cette décennie à faire des efforts. Mais ils n’auraient pas encore réussi à transforme­r l’essai : “On a découvert le vrai visage de Mélisandre, mais ça ne dure pas. On l’a vu deux minutes, puis elle retourne à son rôle de sorcière rousse, magnifique, à la sexualité toutepuiss­ante.” Elle constate en revanche que la manière dont la série s’est adaptée aux réactions des téléspecta­teurs marque un vrai tournant dans le paysage audiovisue­l américain. “Quand le public commence à avoir un pouvoir comme ça sur la création, c’est quelque chose de fort !”, certifie-t-elle.

Mais il ne faut pas se méprendre : Game of Thrones a surtout suivi un mouvement de fond. De Beyoncé à Taylor Swift, de Lena Dunham à Hillary Clinton, de Tumblr à Twitter, la société américaine est traversée par des courants féministes dont les idées sont de plus en plus examinées, débattues et approuvées.

Et céder la place aux femmes peut rapporter gros : il n’y a qu’à voir le succès en salle de Mad Max: Fury Road ainsi que les six oscars qu’il a empochés. Il y a cinq ans, les héroïnes n’étaient pas aussi bankable que leurs congénères masculins. Aujourd’hui, Charlize Theron peut être la star d’un film qui porte le nom d’un homme. Aujourd’hui, le magazine Entertainm­ent Weekly n’a plus peur de consacrer six unes uniquement aux femmes de la série réunies sous la bannière “Dame of Thrones”. Le tournant égalitaire est amorcé.

il y a cinq ans, les héroïnes n’étaient pas aussi bankable que leurs congénères masculins

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Après des années passées à subir, Sansa Stark (Sophie Turner) parvient à s’émanciper de son oncle Petyr Baelish (Aidan Gillen) dans la sixième saison (à gauche). La “marche de la honte” de Cersei Lannister (Lena Headey) a marqué un tournant dans la...
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Loin des regards, la prêtresse Mélisandre (Carice van Houten) dévoile son corps de femme centenaire, qu’elle dissimule grâce à la magie noire

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