Les Inrockuptibles

livres Pierre Glendinnin­g, Olivier Bonnard…

Ecrivain(e) sous pseudo, Pierre Glendinnin­g scrute, dans Scènes, un couple par le prisme de ses disputes. Quand les mots deviennent les armes d’une guerre fantaisist­e et littéraire.

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Il suffit d’un rien pour qu’Anna sorte de ses gonds. “Une légère hausse de tension, un seuil invisible soudain franchi, une masse critique brusquemen­t atteinte”, et la brune incendiair­e explose, pulvérisan­t la quiétude solaire d’une croisière en mer ou la vaisselle briquée de son mari Pierre. Une tendance théâtrale qui provoque l’admiration des uns, l’amusement des autres mais surtout l’épuisement de son écrivain de mari, toujours étourdi par la fulgurance des offensives. Un goût du barouf que ce dernier, quinqua bougon, a rebaptisé “furia” dans le petit cahier bleu à spirale dans lequel il consigne scrupuleus­ement chacune des scènes de ménage qui ponctuent son quotidien. Un journal de crise, roman en gestation, pour “endiguer la débandade de la parole” et dresser en négatif le portrait de ce couple désaccordé.

Sous un pseudo emprunté au héros de Pierre ou les ambiguïtés d’Herman Melville, l’auteur (homme ou femme ?) distribue les rôles de cette tragi-comédie conjugale, s’installant en dramaturge anonyme et cruel et faisant d’Anna et Pierre les jouets de sa pièce rocamboles­que en deux actes. Car aux notes du cahier bleu de Pierre répondent, dans la deuxième partie du texte, les commentair­es vengeurs d’Anna, qui a subtilisé le petit ouvrage au retour d’un week-end champêtre. A l’auteur de confronter alors les deux parties du couple, ces deux entités liées par l’écriture mais séparées par tout le reste.

L’âge d’abord. Lui a quinze ans de plus et une fille d’un précédent mariage. Ce n’est pas qu’un détail : “Vu ton âge, estime-toi heureux de ne pas vivre avec une femme qui porte un dentier et passe ses journées en charentais­es à tricoter devant la télé”, lui assène sa belle-mère à la faveur d’un épluchage de carottes dominical. Ambiance ! Et puis les disparités de points de vue, les goûts divergents

et les caractères opposés ensuite. Rôles immuables d’un ballet disharmoni­eux : il est aussi taiseux qu’elle volubile, aussi flegmatiqu­e qu’elle bouillonna­nte, aussi discret qu’elle exubérante. Le clash est inévitable, la tension permanente. “Alors pourquoi ne pas se séparer ?” : la question revient comme une rengaine menaçante au fil des pages. C’est Anna qui nous met sur la piste : “Tu devrais voir un psy !”, répète-t-elle sans cesse à Pierre, “tu devrais te soigner !” Ou l’amour en maladie, le couple à la folie.

Lors de la distributi­on des rôles, si elle a récupéré celui de l’épouse hystérique

et colérique, lui endosse celui de l’invivable écrivain : narcissiqu­e, manipulate­ur, pervers, mutique et lâche. Jeux de rôle et jeux de miroirs. S’esquisse alors un autoportra­it à charge, mise en abyme malicieuse de l’auteur qui ne s’épargne pas. “Espèce de salaud !, écrit Anna dans ses pages. Comment as-tu pu faire de moi ton cobaye ? Transforme­r notre couple en terrain de chasse littéraire, toi-même en prédateur, moi en proie d’autant plus facile que j’ignorais être observée, espionnée dans le moindre de mes gestes, la plus banale de mes paroles ?”

Dès lors, ce Scènes met en lumière les coulisses lugubres de la création romanesque et la face inquiétant­e

la plume de l’auteur hésite pour captiver, tâtonne pour amadouer, s’emballe pour blesser

du romancier, ce “vampire” qui se nourrit des détails de la vie privée et détourne les épisodes de l’intimité. Ce “voleur” qui s’empare de la réalité pour mieux la déformer et imposer sa vérité, tribut partial du dominant. L’histoire n’est-elle pas écrite par les vainqueurs ? Car au-delà de la farce maritale, c’est un duel féroce qui se joue entre les deux époux, entre leurs deux textes. Qui de Pierre ou d’Anna soumettra l’autre ? Le dominera de la puissance ravageuse de sa prose ? “La langue n’a pas d’os, mais elle les brise tous”, annonce un proverbe sicilien en épigraphe du livre.

Au roman de devenir alors le petit théâtre de cet affronteme­nt silencieux ; à la langue de rivaliser d’audace, de fantaisie et de cruauté pour annihiler l’autre. “Ecrire pour court-circuiter”, comme le notait Michaux. A l’image de l’impétueuse Anna, emportée parfois par ses “réactions chimiques explosives” et dont les paroles se mettent alors à se bousculer et l’empêchent de terminer ses phrases, la plume de l’auteur suit ici les mouvements de l’âme, les coups de sang et les peines de coeur. Elle hésite pour captiver, tâtonne pour amadouer, s’emballe pour blesser. Dans les saynètes qui structuren­t le texte, l’habile auteur déploie toutes les subtilités de son vocabulair­e du désamour, les passe en revue comme un général étoilé qui inspecte ses troupes, comme un artificier qui lustre son arsenal de guerre calibré pour attaquer.

Dans cette pièce à joutes, le lecteur aussi aura son rôle à tenir. Devenu public, arbitre et voyeur, il s’amuse du spectacle, compte les points et applaudit à la fin. Salut. Ovation. Rideau. Léonard Billot

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 ??  ?? Scènes – Diptyque traduit de l’anglais (Erehwon) par Anna Marboeuf (P.O.L),400 pages, 19 €
Scènes – Diptyque traduit de l’anglais (Erehwon) par Anna Marboeuf (P.O.L),400 pages, 19 €

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