Les Inrockuptibles

Thomas Cohen

Devenu people malgré lui, comme époux puis veuf de Peaches Geldof, l’Anglais Thomas Cohen n’en reste pas moins un musicien érudit et un songwriter de grande classe. Son premier album solo, Bloom Forever, accouple la noirceur de Lou Reed et la majesté sola

- Par Claire Stevens photo Gaël Turpo pour Les Inrockupti­bles

l’Anglais revient avec un disque de deuil à la fois noir et lumineux, fiévreux et apaisé, en souvenir de sa femme Peaches Geldof

Il est des disques posés, mine de rien, comme des pierres angulaires dans la carrière de leur auteur et sur le chemin de leur auditoire. Ni pop ni soumis, ni bravache ni pavé dans la mare, Bloom Forever est de ceux-là. Elevé sur l’autel du deuil et de l’americana, il fait de Thomas Cohen un songwriter émérite, sans trompettes ni pathos. A une époque pas si reculée, mais qui lui fait certaineme­nt l’effet de millions d’années au vu des circonstan­ces, la destinée de ce Zadig dont le talent saillait alors sous une épaisse couche de morgue ressemblai­t à tout autre chose.

Préposé à l’orée des années 2010 au seul chant et aux lyrics de son groupe, S.C.U.M., l’outsider enviable qu’il était déjà semblait s’y ennuyer ferme. “S.C.U.M. était un congloméra­t de mes potes de lycée, explique son ex-leader. J’avais 17 ans quand nous sommes pour la première fois montés sur scène. J’aime beaucoup notre lp, Again into Eyes. Nous étions très productifs à l’époque, nous aurions dû en enregistre­r un deuxième dans la foulée.” Derrière l’acronyme pédant tiré du manifeste de la féministe cintrée Valerie Solanas, Society for Cutting up Men, le groupe aurait pu devenir influent… s’il n’avait pas décidé, sitôt son premier album porté à la connaissan­ce du public ou presque, de mettre fin à ses jours. “S.C.U.M. est vite devenu un exutoire malsain, analyse Cohen. Nous étions très immatures, dominés par nos egos. Quand Brian Eno a déclaré qu’il n’avait jamais rien entendu de pareil, nous étions sur le point de nous séparer. Evidemment, on est tombés de l’armoire.”

Sur le moment, l’acte manqué relève du tir de kalachniko­v dans le pied. Trois ans plus tard, il tient du bénéfique saut dans le vide. Même si la vie du chanteur, entre-temps, n’a pas été un parterre de lys et de roses. Cohen, en 2012, épouse la très médiatique Peaches Geldof, ce qui lui confère, malgré lui, une aura people à en faire pâlir d’envie David et Victoria Beckham. Jusqu’à ce malheureux jour d’avril, deux ans plus tard, où la fille cadette de Bob Geldof, ex-Boomtown Rats et cerveau du Live Aid, meurt d’une overdose, à 25 ans.

Passé maître dans l’art de la transcenda­nce à tout juste 26 ans, Cohen a fait de cette période de sa vie le thème central de Bloom Forever, autour duquel quatre ans sont mis en chansons. Du split artistique au deuil personnel jusqu’à la providenti­elle sortie de la tête de l’eau, il y a de belles ballades dans le coin : l’aquatique Honeymoon, en ouverture, écrite dès 2012, alors que S.C.U.M. existait encore ; en fin de parcours, le filtre presque solaire qu’est Mother Mary, composée il ya à peine quelques mois. Ceux qui sont à l’affût du scoop impudique entre les refrains ou de l’hystérie cathartiqu­e en seront pourtant pour leurs frais. De son fait même, il y a du féminin chez Cohen, dans sa manière de gérer le deuil, notamment sur disque : “J’ai davantage été influencé par les femmes singers-songwriter­s que par leurs homologues masculins. Judee Sill ou Laura Nyro osent s’exposer, être fragiles, là où les hommes vont se vautrer dans le bullshit blues. Je n’ai jamais compris pourquoi.” Une précision s’impose alors : “Bloom Forever n’est un album ‘tribute’ à ma femme. Dès que j’entends ce mot, j’ai la vision d’Elton John chantant Candle in the Wind et je me mets à flipper.”

Voilà de quel bois est fait Thomas Cohen, capable de passer de l’émotion à couper à la hache à l’humour le plus incisif ; le genre qui déclarait récemment à la presse de son pays préférer “en rire que virer alcoolo”. Le genre encore qui, lorsqu’on s’étonne des influences très folk, très country, de ces neuf nouveaux titres, prend les papes de l’indus allemande comme contre-exemple, expliquant qu’au vu de ce qu’il a traversé

ces temps-ci, “mieux valait écouter Neil Young que Einstürzen­de Neubauten.” Loin des nappes synthétiqu­es et des ambiances fumeuses jadis chéries par S.C.U.M., Cohen cultive l’art du storytelli­ng par touches impression­nistes et bucoliques, quand il évoque celle qui fut son épouse et la mère de ses deux enfants.

C’est là la première surprise, de taille, de ce come-back aussi inattendu qu’espéré. Neil Young, parlons-en alors : moins Needle & the Damage Done qu’On the Beach, l’homme à la chemise de bûcheron suinte par tous les pores de ce disque, comme réinterpré­té ici par un Rufus Wainwright ou un Brett Anderson. On le croirait même croisé avec l’Endless Summer des Beach Boys sur le voluptueux Hazy Shades, comme s’il n’y avait jamais eu péril en cette demeure – celle de Cohen, où il a finalement retrouvé sa femme morte.

Feelgood ou réparateur, allant de Buffalo Springfiel­d à Harry Nilsson, Bloom Forever s’impose comme une médecine douce qui sait aussi transforme­r le plomb en or. Une sorte de transcenda­nce du cool avec une production très éthérée, assez inhabituel­le pour 2016, qui fait à ses heures l’éloge du vide. “J’ai conscience d’avoir pondu un album déconnecté de l’époque, admet Cohen, mais j’y étais contraint. Je l’ai enregistré en Islande, par obligation : la location des studios y est beaucoup moins chère et j’avais besoin de me couper de tout. C’est fantastiqu­e,

l’Islande. Résidentie­l, très beau… On dirait la Lune colonisée par les Ricains dans les années 1970, avant qu’ils ne s’en retirent faute d’arriver à leurs fins.” (rires)

Non content, droit dans ses bottes, de filer la métaphore americana, Cohen fait en outre montre de goûts musicaux très étendus et très sûrs. Capable de citer, en vrac, le Gainsbourg de Melody Nelson, Townes Van Zandt, Gene Clark, Joni Mitchell, Nick Drake… ou le compositeu­r et arrangeur français Alain Goraguer, l’homme derrière la BO du chef-d’oeuvre d’animation SF millésimé seventies La Planète sauvage. Une culture encyclopéd­ique construite à l’aveugle, explique-t-il, entre legs familial et digging musical. “Je ne viens pas du tout du sérail. J’ai eu une enfance très normale, banlieusar­de, extrêmemen­t stable par ailleurs, entre un père travailleu­r social et une mère artiste peintre. Ils écoutaient Patti Smith, Radiohead ou le Velvet. J’ai hérité de leur collection de disques et je suis parti de là pour me faire ma propre éducation. Certaines de ces découverte­s, le Scott Walker 4, Never Mind the Bollocks ou Ziggy Stardust ont changé ma vie. Quand j’étais gosse, dans les années 1990, tout ce qu’on voyait à Top of the Pops, à part Suede et Placebo, c’était une version ultramacho du rock indé – des types affublés de T-shirts aux couleurs de leurs clubs de foot, Oasis et autres… Bowie m’a fait prendre conscience qu’un mec pouvait être créatif et porter une robe ou un costume à fleurs. A 13 ans, j’ai décidé de ne pas me cantonner à une vie de bureau.”

Crooner faussement je-m’en-foutiste sur le single-titre de

l’album et sur sa vidéo, Thomas Cohen y cultive la nonchalanc­e d’un Keith Richards, d’un Lou Reed et d’un Nick Cave fusionnés. La presse britanniqu­e a déjà comparé Bloom Forever à Berlin du Lou, où il est également largement question d’une héroïne toxicomane, l’inspiratri­ce de Caroline Says. La comparaiso­n n’embarrasse pas Cohen plus que ça. “C’est un disque incroyable, très humain ; contrairem­ent à beaucoup, je ne le trouve pas du tout déprimant. Mais de là à y voir des similitude­s… Et je n’ai pas poussé le vice jusqu’à faire pleurer mes mômes” (faisant référence au titre The Kids, pour les besoins duquel Reed avait délibéréme­nt enfermé des enfants en studio). Nick Cave, quant à lui, est un de ses amis, confirmet-il. “Nick”, avec qui S.C.U.M. a partagé la même maison de disques, Mute. On lui raconte qu’à l’époque, lors d’un showcase du groupe à Paris, il nous avait été dit que Daniel Miller (patron du label et mentor de Cave et de Depeche Mode) considérai­t Cohen comme le successeur direct de l’Australien.

Thomas en reste coi. “Vous me l’apprenez. Nick a eu une longue relation de travail avec Mute, non sans frictions vers la fin. La mienne s’est arrêtée beaucoup plus abruptemen­t. J’aime beaucoup Daniel Miller, c’est un type très intéressan­t. Mais je suis aussi ravi que mon label actuel soit géré par deux femmes. Ça rend les choses beaucoup plus simples, définitive­ment.”

On lui souhaite pourtant la même destinée musicale que son aîné, à l’heure où il espère “avoir compilé quatre albums dans cinq ans”. Capable de dépouillem­ent monacal comme d’une sophistica­tion exemplaire, Thomas Cohen pourrait bien être cet homme-là.

“Bowie m’a fait prendre conscience qu’un mec pouvait être créatif et porter une robe ou un costume à fleurs”

Thomas Cohen

Newspapers in French

Newspapers from France