Les Inrockuptibles

Chuck Klosterman

Trait d’union entre les rockcritic­s d’antan et les blogueurs web, Chuck Klosterman est le plus grand critique pop des Etats-Unis. Voire du monde. Dans son livre But What If We’re Wrong?, il tente de définir les marqueurs culturels de notre époque.

- Propos recueillis par Mathilde Carton photo Jean-Christian Bourcart pour Les Inrockupti­bles

le plus grand critique pop du monde imagine dans un essai désopilant ce qu’il restera de la culture actuelle dans trois cents ans

Quand il franchit le seuil d’un pub miteux de Brooklyn un après-midi de février, ce n’est pas tant l’aura de Chuck Klosterman qui vous submerge que sa taille de géant. Cet énorme rouquin du Midwest, 43 ans, myope et peigné de travers, tient autant du pilier de comptoir rigolo que du puits d’érudition.

Klosterman a acquis son statut de demi-dieu avec son livre Sexe, drogues et pop-corn1 en 2002. Il y raconte l’impact sur la psyché américaine des Guns N’ Roses, des White Stripes ou encore de Star Wars à travers ses (multiples) déboires amoureux – le tout dans une prose hilarante qui tient plus du flux de conscience que de l’académisme ampoulé.

Convaincu qu’il n’y a pas de “petite culture”, le curieux est rapidement devenu profileur star pour magazines de papier glacé ( New York Times, GQ, Spin, Esquire…), scannant Taylor Swift (“Si vous ne la prenez pas au sérieux, vous ne prenez pas la musique actuelle au sérieux”), Val Kilmer (“L’homme le plus étrange du monde”), Britney Spears (“L’Antéchrist – but in a good way”). Quand il regarde la sextape de Pamela et Tommy Lee, il n’y voit pas (que) des seins siliconés mais le postmodern­isme appliqué aux problèmes de classes aux Etats-Unis.

“Historique­ment, l’art génial a toujours signifié autre chose que ce qu’il semble suggérer : les idées que l’on absorbe sont

moins simples que ce que la simple logique indique”, dit-il. En un mot, Klosterman ne regarde pas les choses pour ce qu’elles sont mais pour ce que l’on y projette. Dans But What If We’re Wrong?, qui sort le 7 juin aux Etats-Unis (lire encadré p. 46), il pousse la réflexion plus loin. Que restera-t-il dans trois cents ans ? Quels seront les marqueurs culturels qui définiront le début du XXIe siècle ? Rencontre, entre deux pintes, avec celui qui, porté par une gouaille désopilant­e, veut lever le voile sur son époque.

Alors, que restera-t-il dans trois cents ans ?

Chuck Klosterman – Bonne question ! (rires) Nous vivons dans une culture arrogante et sommes convaincus que nous avons raison, alors même qu’il existe de plus en plus de preuves que nous avons tort. Personne ne veut admettre que nous ne faisons que deviner ce qu’est la réalité et qu’il y a encore plein de choses que nous ne comprenons pas. Comme si les connaissan­ces que l’on a aujourd’hui étaient les seules que l’on aura jamais. Bizarremen­t, il est plus facile de s’accrocher à des certitudes fausses que d’avouer son ignorance.

C’est-à-dire ? Pendant deux mille ans, on a cru à la théorie d’Aristote qui expliquait que si les pierres tombaient au sol, c’est parce qu’elles voulaient parvenir au centre de la Terre. Au XVIIe siècle, on a interprété la gravité différemme­nt. Est-il possible que l’on arrive aujourd’hui à la fin de ce paradigme ? Pareil pour

la littératur­e : l’auteur qui représente­ra notre période sera-t-il un parfait inconnu comme Kafka l’était, ou un écrivain sous-estimé comme Melville ? Le rock continuera-t-il d’exister ? Si les Etats-Unis perdent leur statut de superpuiss­ance, qu’adviendra-t-il de nos valeurs cardinales comme la Constituti­on, la démocratie ou la liberté ? Nous avons été conditionn­és à penser que la liberté est la première des valeurs. Et si c’était faux ? C’est bizarre de questionne­r ça à voix haute (rires), mais il faut savoir utiliser son esprit critique pour sortir des notions préconçues.

C’est drôle que vous parliez de sortir de visions préconçues alors même que votre job consiste à donner une certaine vision de tel ou tel artiste à travers vos articles…

Oui. C’est sûrement pour ça que je m’y intéresse autant. Lorsque tu écris le portrait de quelqu’un, tu rencontres cette personne pendant une très courte période de temps. Pour GQ, j’ai rencontré Taylor Swift trois heures durant. Je ne la connais pas mais un portrait réussi va te donner l’impression que si. En fait, les meilleurs portraits sont probableme­nt ceux qui sont le moins justes. Ce ne sont que les impression­s d’un journalist­e capable de créer une réalité à partir de sa propre expérience. A quel point ce portrait est-il crédible ?

Ce qui signifie que vous créez un arc narratif, une seule vérité. On est assez loin du journalism­e, non ?

C’est le vrai problème ! Plus jeune, j’ai écrit un sujet sur Dave Pirner, le chanteur de Soul Asylum. L’interview a eu lieu à 15 heures, je devais rendre le papier à 19. Je savais qu’il était sorti avec Winona Ryder, je lui en parle. Il me fait une réponse de dix secondes : “Quand tu rencontres quelqu’un, c’est très excitant. Puis, au bout d’un moment, tu te rends compte que cette personne n’est pas celle que tu pensais qu’elle était.” C’est tout. Je me suis servi de cette phrase comme d’une métaphore de sa propre carrière : comment sa relation au succès n’avait pas été celle qu’il escomptait. J’ai écrit le papier en une heure, et j’ai gagné des prix. C’est complèteme­nt dingue : il a répondu à côté à une question sur son ex et je m’en suis servi pour décrire quel genre de personne il était. Avec le recul, ça me gêne, mais c’est ce qu’attendent les gens du journalism­e. Ils veulent avoir l’impression d’apprendre quelque chose même quand le reporter n’apprend rien. En fait, la seule chose que j’ai apprise avec Pirner au téléphone, c’est qu’il était défoncé.

Vous considérez-vous plus comme un scénariste que comme un journalist­e ?

Non. La fiction est un processus créatif, le journalism­e est un processus réactif. Je réagis à quelque chose qui existe déjà et que je réinterprè­te. C’est ce qu’on appelle la narrative non fiction. Enfin, moi, j’essaie de rester proche de la réalité tout en étant intéressan­t

(rires). Il faut être vrai et être drôle. De toute façon, le journalism­e est un champ à la déontologi­e hautement problémati­que : on gagne notre vie en n’étant jamais totalement objectif.

Comment démarrerie­z-vous votre propre portrait ?

Aucune idée ! (rires) J’imagine comment je raconterai­s l’interview à mon pote le plus intelligen­t, et généraleme­nt la première anecdote est le passage le plus intéressan­t : une phrase, un regard ou le refus de parler de telle ou telle chose. Ce sera le début de l’article. Je n’ai pas de diplôme en journalism­e, j’ai appris sur le tas.

Vous avez grandi dans un petit village du Dakota du nord, à côté de Fargo…

On n’avait pas la télé, pas le câble, juste des livres et des disques. Et encore, il n’y avait que deux choix : du metal ou de la country ! AC/DC faisait le lien entre les deux. Quand je suis arrivé à la fac, je me souviens de cette soirée où quelqu’un a mis Come on Eileen et j’ai dit : “Cette chanson va être énorme !” On m’a regardé comme si j’étais fou, la chanson était sortie dix ans plus tôt (rires). Je me suis défini à travers la musique, mais à partir du moment où tu te cernes un peu plus, ta relation à l’art devient plus intellectu­elle, moins émotionnel­le. Regarde les Replacemen­ts : le chanteur est devenu meilleur vocalement avec le temps mais en fait il a perdu sa capacité d’émouvoir. Ce que les gens aimaient, c’était sa façon de s’exprimer.

Ce moment de rupture avec la musique est-il arrivé au moment où vous avez commencé le journalism­e ?

Non, je suis devenu journalist­e parce que j’aime écrire et poser des questions. C’était rentable et je pouvais rencontrer des filles (rires). J’ai commencé dans un journal à Fargo et, en 1994, la préoccupat­ion principale, c’était de raconter la génération X. Qui ils sont,

où ils vont, est-ce qu’ils aiment Nirvana… Le journal a cru que le meilleur moyen de raconter ça, c’était d’engager un jeune. J’écrivais une vingtaine d’articles par semaine sur le ciné ou la musique. J’essayais d’illustrer la réalité invisible des choses. Les gens ressentent quelque chose à travers telle ou telle oeuvre, et ce qu’ils aiment est plutôt superficie­l. Mais ces choses-là ont un sens et une importance. Puis, j’ai écrit Sexe, drogues et pop-corn, une collection d’essais sur divers éléments de la pop culture, et ça a explosé. J’en ai vendu un demi-million.

Comment expliquez-vous ce succès ?

On en a beaucoup parlé avec mon éditeur, mais on n’a jamais trouvé de réponses (rires). Le titre ? Le timing ? Internet démarrait et le style d’écriture du livre est devenu le style internet en quelque sorte. J’ai un peu inventé ça.

C’est-à-dire ?

Je voulais que les lecteurs aient l’impression d’avoir écrit eux-mêmes le livre, comme s’ils lisaient ce qu’ils avaient dans la tête. Un flux de conscience en quelque sorte. Mon réalisateu­r préféré, Richard Linklater, dit toujours que lorsque les gens voient un film de Kubrick ils se disent “C’est génial”, et quand ils voient les siens ils se disent “J’aurais pu le faire”. Par exemple, Dazed and Confused ne raconte pas exactement comment était le lycée dans les années 1970 mais comment vous vous en souviendri­ez. Waking Life, c’est l’idée que la réalité n’est rien d’autre que votre expérience filtrée à travers votre façon de la raconter. L’idée, c’est de dire : peu importe les oeuvres que vous aimez, c’est la façon d’y penser qui compte. Chaque série télé est construite de la même façon que Les Hauts de Hurlevent, chaque chanson des Guns N’ Roses a la même intensité émotionnel­le que du Beethoven. Ce sont des oeuvres différente­s mais les émotions qu’elles provoquent sont les mêmes.

Cette façon de mettre au même plan des choses radicaleme­nt différente­s est quelque chose de très… internet.

Ça l’est. Cette idée est devenue néfaste. En Amérique, nous sommes obsédés par l’idée qu’il faut tout démocratis­er. C’est comme ça que l’on regarde internet : puisque ça démocratis­e les médias, c’est forcément une bonne chose. La seule raison pour laquelle Bernie Sanders et Donald Trump ont autant de succès vient de cette idée : tout le monde est pareil, tout se vaut. Le problème, c’est que ça revient à dire que chaque chose a du mérite à partir du moment où elle existe et non pas par rapport à sa valeur intrinsèqu­e. Parfois, je me dis que j’ai contribué à ça avec Sexe, drogues et pop-corn, à cette espèce de nivellemen­t par le bas. Ce n’était pas mon intention. Il existe aujourd’hui une drôle de course entre auteurs pour traiter “l’art du milieu”, le genre d’oeuvres que personne ne pensait significat­ives. Il y a toujours eu un art noble, un art très populaire, mais on a toujours ignoré les séries télé qui servent à passer le temps, le sport… J’ai l’impression que je fais partie de ça maintenant.

Au cours des vingt dernières années, les cultural studies, ce champ académique qui analyse l’impact social des oeuvres culturelle­s, ont basculé. Alors qu’on s’intéressai­t plus à des courants strictemen­t culturels comme la Nouvelle Vague ou le punk, aujourd’hui les cultural studies se demandent plutôt ce que ça veut dire d’être latino, d’être noir…

Le sujet des politiques identitair­es est très à la mode en ce moment. Beyoncé, avec sa chanson Formation, met cette idée au service de son art capitalist­e en se réinventan­t comme une militante de la cause noire. C’est malin. Mais est-ce que ce débat identitair­e va durer ? Quand j’étais étudiant dans les années 1990, on parlait de “politiquem­ent correct”. Cette notion-là a disparu ou en tout cas s’est transformé­e en identity politics, un débat plus agressif et dangereux, où la moindre phrase prononcée de travers peut mettre un terme à votre carrière. En fait, dans les années 1990, les cultural studies ne s’intéressai­ent pas aux identités ethniques mais simplement au concept de sous-culture. Ça n’existe plus maintenant. A l’époque, il existait un chemin pour intégrer une sous-culture : le seul moyen d’écouter de la musique, c’était d’acheter des disques. Les jeunes avaient peu de moyens, ils achetaient donc un album, par exemple NIN, qu’ils écoutaient en boucle. Puis, comme ils avaient bien aimé le premier disque, ils en achetaient un autre dans la même veine, mettons The Cure. Ils continuaie­nt à acheter ce genre de disques dans des magasins où on leur vendait de faux vêtements goth. C’est comme ça qu’on finit par intégrer une sous-culture. Aujourd’hui, ce même jeune achète des singles très différents sur internet ou alors il les télécharge : il n’existe plus cette possibilit­é de sous-culture.

1. éditions Naïve, 2007

“nous avons été conditionn­és à penser que la liberté est la première des valeurs. Et si c’était faux ?”

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New York, février 2016
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