Les Inrockuptibles

Accélérati­on !, Goodbye Britain ?…

L’accélérati­onnisme entend dépasser le capitalism­e par de nouvelles pratiques : entrisme dans les médias, alliance entre artistes et hackers… Autant de stratégies explorées dans l’ouvrage collectif Accélérati­on !.

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Le symptôme est là, et il tient en deux mots : Nuit debout. Les convulsion­s de la gauche gouverneme­ntale apathique et la crise des systèmes d’identifica­tion partisans se révèlent sous nos yeux. Mais le mal, lui, vient de plus loin. Il est structurel et montre l’inadaptati­on de la gauche, un peu partout, à la condition contempora­ine : celle d’un monde globalisé, mis en réseau par les technologi­es, profondéme­nt bouleversé par les avancées scientifiq­ues et économique­s. Voilà le constat qui a présidé à la formulatio­n du “manifeste accélérati­onniste”.

Le 14 mai 2013, Alex Williams et Nick Srnicek, deux thésards de la London School of Economics, mettaient en ligne un court texte intitulé “ACCELERATE. Manifesto for an Accelerati­onist Politics”. Très vite, la toile s’embrase, au point que l’on commence à parler d’un nouveau mouvement : l’accélérati­onnisme. Ce manifeste a l’air d’un paradoxe géant qui, par caprice ou par esprit de contradict­ion, prend l’opinion courante à rebrousse-poil. Alors que tout le monde s’accorde à dire que la machine s’emballe et qu’il faudrait ralentir la cadence, les accélérati­onnistes clament l’inverse. La solution à nos maux ? Encore plus de vitesse ! Foncer droit dans le mur, donc ?

Au contraire. Car le parfum de nihilisme se dissipe dès que l’on s’attarde sur le détail des propositio­ns. Ainsi, c’est précisémen­t parce que “la gauche, obsédée par la décroissan­ce et la résistance au capitalism­e, (a) oublié la possibilit­é d’un dépassemen­t de celui-ci”, parce que le capitalism­e retarde les changement­s sociaux indispensa­bles, qu’il faut accélérer. Accélérer pour dépasser la paralysie de l’imaginaire politique et renouer enfin avec l’innovation, la pensée du futur et l’invention de nouveaux modèles. Ou, pour reprendre la phrase d’ouverture du manifeste : embrasser “un avenir qui soit plus moderne, et une modernité alternativ­e que le néolibéral­isme est intrinsèqu­ement incapable d’engendrer”.

“L’appellatio­n ‘manifeste’ est entièremen­t justifiée : Srnicek et Williams renouent avec la tradition utopiste des avant-gardes

du XXe siècle”, nous assure Laurent de Sutter, éditeur du premier ouvrage consacré à l’accélérati­onnisme en France. Fraîchemen­t paru aux PUF, Accélérati­on ! regroupe, outre la traduction en français du manifeste, neuf contributi­ons visant à en développer les différente­s facettes – dont le capitalism­e, l’écologie, l’automatisa­tion ou l’université. “On pourrait croire que le terreau français aurait été favorable à l’accueil des idées accélérati­onnistes”, ajoute Laurent de Sutter, en référence à la forte influence sur les deux auteurs d’idées de Gilles Deleuze et Félix Guattari ou Jean-François Lyotard. “Or ça ne semble pas avoir été le cas jusqu’à présent. Parmi les hypothèses que l’on peut avancer, il y a celle voulant que la pensée de gauche radicale française ait depuis longtemps fait choix d’ascétisme, un ascétisme refusant tout ce qui pourrait témoigner d’une adhésion, fûtelle purement stratégiqu­e, à la dimension de luxe (entres autres technologi­que et scientifiq­ue) propre au monde contempora­in.” La gauche manquerait-elle de stratégie ? Assurément, si l’on en croit les accélérati­onnistes. Et aussi d’organisati­on à grande échelle.

En cause, un certain “folklore politique nourri de localisme, d’action directe et d’horizontal­isme intransige­ant” qui esquive, selon Alex Williams et Nick Srnicek, “les véritables problèmes suscités par l’émergence de menaces qui sont intrinsèqu­ement non locales, abstraites

et enracinées au plus profond de nos infrastruc­tures quotidienn­es”. Pour répondre à ces nouvelles menaces et oeuvrer concrèteme­nt à l’avènement d’un système postcapita­liste, l’action directe ne suffit plus : il faut déplacer les pratiques de résistance locale sur le terrain de l’institutio­nnalisatio­n. La fin du manifeste nous laisse sur ces questions de logistique, se demandant comment construire une infrastruc­ture intellectu­elle apte à diffuser efficaceme­nt la nouvelle idéologie.

Un élément de réponse est avancé avec l’exemple de la Société du Mont-Pèlerin. L’année 1947 marque la première réunion d’une trentaine de penseurs du néolibéral­isme. Au fil des ans, ceux-ci mettront sur pied un réseau d’influence redoutable, tissant un système de relais englobant intellectu­els, journalist­es et hommes politiques sur le mode du club. Le triomphe du modèle néolibéral une trentaine d’années plus tard en découle directemen­t.

“On voit à quel point on est loin du grand soir et d’une révolution qui nous tomberait

dessus d’un jour à l’autre. Ce qu’enseigne l’histoire, c’est qu’il faut un véritable travail logistique et stratégiqu­e, que ce soit pour lever des fonds ou pratiquer de l’entrisme dans les médias. Tout cela est assez proche, en somme, du machiavéli­sme ou de la doctrine des libertins érudits de la fin du XVIIe siècle”, enchaîne Laurent de Sutter.

Yves Citton, auteur de la traduction du manifeste, initialeme­nt publié dans la revue Multitudes, se range du côté de la création d’une nouvelle alliance. Pour lui, les moyens concrets se trouvent du côté des artistes, designers et hackers : “Si l’on arrive à toucher ces milieux, il peut y avoir de réels effets. L’attitude de ces gens-là, souvent très jeunes, me réjouit : ils accélèrent au quotidien, ils ont une approche directe et intuitive des choses, ils résolvent les problèmes en prenant des bouts qu’ils remontent et réorganise­nt autrement.” Ingrid Luquet-Gad

Accélérati­on ! sous la direction de Laurent de Sutter (PUF, Perspectiv­es critiques), 282 pages, 19 € retrouvez l’intégralit­é de l’entretien avec Laurent de Sutter et Yves Citton sur

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Forecast d’Anne de Vries, 2011

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