Les Inrockuptibles

Freaks de Tod Browning

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avec Wallace Ford, Leila Hyams, Olga Baclanova (E.-U., 1932, 1 h 16) n monstre, c’est d’abord quelqu’un qu’on ne comprend pas. Qu’on ne comprendra jamais. Il est un monde inaccessib­le. Il est celui que je découvre, tapi dans l’ombre. C’est interdit de regarder la télévision aussi tard mais je suis là, je me crois invisible. Allongé derrière le canapé, caché par l’accoudoir à cendrier de mes parents. Les images défilent devant mes yeux d’enfant-monstre. J’entends sans comprendre ce que je vois. Je vois sans comprendre les émotions qu’on m’assène à grands coups de tête d’épingle et de femme à barbe.

Il y a une fille très belle qui se moque d’une personne de petite taille. Lui, il est épris de la fille. Et la fille se moque de lui. Elle lui en fait baver. Il va souffrir, c’est prévisible, se consumer de tristesse et de honte. C’est un amour impossible et dévastateu­r qui rend mélancoliq­ue éternellem­ent. Je pourrais reprendre ma position exacte, celle du tireur couché, et ressentir avec mon cerveau d’enfant-monstre que cette histoire est l’histoire d’amour impossible de l’humanité. Car les plus belles histoires d’amour sont impossible­s, ça je l’apprendrai plus tard.

Aujourd’hui, je sais que la vie est un cirque et qu’il faut entrer dans la ronde tant que le coeur bat, ou bien se taire

Uet disparaîtr­e. Lui, le petit homme, il ne comprend pas, car il est le cirque à lui tout seul, pris dans la spirale infernale et destructri­ce de la passion. Des curés me l’ont dit, des gens qui ont vécu une drôle de vie, même des philosophe­s. L’amour meurt après la mort, la souffrance aussi. Comme le désir, mais le désir personne ne sait ce que c’est, c’est plus abstrait que la mort et la souffrance.

Même Marguerite Duras n’a pas trouvé. Elle est morte sans savoir. Elle a dit aussi qu’on ne retrouvait pas les moments. Jamais. Ça, elle en était sûre. Le petit homme ne retrouvera jamais le moment de grâce qu’il a vécu dans la roulotte. Quand il y a cru. Le petit homme est perdu pour toujours. Moi je continue de me cacher et je me perds avec lui derrière le canapé. Je respire au ralenti pour ne pas être démasqué. Je crispe les poings. J’ai envie de crier quand la femme lui dit ce qu’elle lui dit. L’humiliatio­n me terrasse. Je pourrais tuer cette fille et brûler son corps. Lui, il encaisse. Le lilliputie­n se consume alors que sa vie n’est qu’endurance minuscule depuis sa naissance. Je le regarde ramasser la cape de la fille et, à part celle où Bambi a perdu sa maman, c’est la scène la plus déchirante au monde que j’aie jamais vue. G. N.

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