Internet, la machine folle
Interrogeant dans son dernier essai la toxicité d’internet, le philosophe Bernard Stiegler invite à échapper à la loi des algorithmes, à l’hypercontrôle des données et au capitalisme des plates-formes. Une bifurcation expérimentée dans un projet en Seine-
Depuis son premier essai paru au milieu des années 1990, La Technique et le Temps, le philosophe Bernard Stiegler ausculte frénétiquement la “désorientation” de notre époque, caractérisée depuis l’apparition du world wide web en 1993 par une vraie “disruption”, c’est-à-dire par un phénomène d’accélération de l’innovation technique.
Dans son dernier essai, Dans la disruption – Comment ne pas devenir fou ?, il synthétise ses réflexions depuis vingt ans autour de l’impact décisif du big data sur les structures sociales, progressivement détruites. Nous vivons “aux bords de la folie” ; la mélancolie et le nihilisme ont même contaminé les jeunes générations, à l’image de Florian, 15 ans (à qui le livre de Stiegler s’adresse en creux), qui dans L’Effondrement du temps (éditions Le Grand Souffle) résumait la disparition d’une espérance collective au sein de la jeunesse : “On est une des dernières générations avant la fin.”
“Le sentiment de n’être rien est ce que nous vivons actuellement”, nous explique Bernard Stiegler, dans son bureau de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), qu’il dirige depuis 2006, en plus du groupe de réflexion Ars industrialis. Qu’est-ce que n’être rien ? “Rien veut dire que plus rien ne vaut. Nietzsche pensait que l’accomplissement du nihilisme prendrait après lui deux cents ans. En fait, c’est allé plus vite qu’il ne le pensait. N’être rien, c’est être entièrement calculable par des algorithmes.” Selon lui, “être quelqu’un”, en revanche, c’est être “incalculable, imprévisible, incomparable, improbable”.
La démoralisation généralisée identifiée par le philosophe, qui le conduit à affirmer que “le monde est devenu immonde”, doit une grande part de son intensité à la nouvelle ère du big data. Après la première révolution industrielle du XIXe siècle et l’apparition de la machine-outil, permettant au capitalisme de réaliser des gains de productivité, après le développement du travail à la chaîne et du taylorisme, nous vivons une troisième vague d’automatisation de l’histoire : 3 millions d’emplois devraient ainsi être détruits en France d’ici dix ans ; 50 % des emplois seront automatisables au cours des vingt prochaines années. La “réticulation