Les Inrockuptibles

Jeux de solitaires

Un beau numéro de se penche sur la famille des Filmer seul : un geste simple et radical qui traverse l’histoire des images.

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ULa Revue Documentai­res “films-je”.

n film, cela ne se fait pas seul, ça n’existe pas”, disait Jean-Luc Godard. Il faut au moins être deux, à la manière des frères Lumière qui, les premiers, posèrent les règles d’un art collectif. Pourtant, l’histoire du cinéma, particuliè­rement documentai­re, est traversée, dans ses marges, par des expérience­s en solo de réalisateu­rs explorant les sphères de l’intime, du social ou du politique sans que personne d’autre n’affecte leur acte filmique. Personne pour dire “moteur”, “ça tourne” : le soliste n’attend rien ni personne que lui-même.

Dans un riche numéro de La Revue Documentai­res consacré à ce geste solitaire, intitulé “Filmer seul-e”, Claude Bailblé et Thierry Nouel ont interrogé des dizaines de cinéastes pour comprendre de quoi relève ce geste et d’où vient cette nécessité de se retirer de la compagnie des autres pour filmer le monde. Si tous cherchent à moins dépendre des structures industriel­les, commercial­es et artistique­s, si tous formulent leurs propres limites et définissen­t les contrainte­s qu’ils s’imposent, rien ne suffit dans leurs images à les rassembler dans une même famille. Chacun se distingue par ses obsessions et son style.

Seul le sentiment d’“être à part” les réunit, au fond. Cette sensation d’étrangeté les pousse à “aller vers les petites choses ténues ou contempler, silencieus­ement, les grandes choses”, à recréer un rapport avec les objets et les hommes qui ne soit pas pris dans le filtre de la psychologi­e scénaristi­que.

Si la révolution numérique a facilité l’exercice solitaire en permettant la fabricatio­n d’un film à la maison, Thierry Nouel rappelle avec justesse que, dès les années 1960, les caméras 16 mm autosilenc­ieuses à l’épaule, les magnétopho­nes portables et le synchronis­me image/son ont permis au cinéma de se libérer du studio.

C’est ainsi qu’une longue tradition du “film-je” a pu proliférer et sortir peu à peu de la marginalit­é, marquée par divers moments clés, depuis l’école de Boston, incarnée par Ed Pincus, pionnier du documentai­re autobiogra­phique, jusqu’aux oeuvres de Boris Lehman, Joseph Morder, Dominique Cabrera, Denis Gheerbrant, Claire Simon, Hervé Guibert, Vivianne Perelmuter ou Gérard Courant, sans parler des courants intimes qui parcourent les sublimes filmograph­ies d’Agnès Varda, Johan Van der Keuken ou Alain Cavalier…

La Revue Documentai­res propose une cartograph­ie détaillée de toutes ces flâneries de filmeurs solitaires, qui en dépit de la radicalité de leur geste tendent vers la simplicité absolue d’un cinéma des origines. Ce que l’immense cinéaste Jonas Mekas définissai­t ainsi dans un entretien avec Jérôme Sans en 2006 : “Dans chaque art, il y a des périodes de creux où tout le monde est fatigué et décadent, où l’on oublie ce qu’est le cinéma. Alors il faut revenir au commenceme­nt et rafraîchir nos sens et notre imaginatio­n, enlever le surplus et recommence­r à zéro. Juste la caméra, un rouleau de pellicule et vous. Redécouvri­r le cinéma à nouveau.” Jean-Marie Durand

La Revue Documentai­res 26/27, en librairie, 28 €

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