Les Inrockuptibles

Musique de rêves

Lent et expressif, un nouveau bienfait signé du compositeu­r islandais Jóhann Jóhannsson, aux cordes dangereuse­s. Parfois, pour évoquer la constance et la personnali­té d’un artiste,

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Aune lettre près, Orphée s’intitulait Morphée. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour les insomniaqu­es, ça veut dire beaucoup. Car cet album de l’ogre islandais se révèle un étonnant écho, loin dans les brumes, au récent Sleep de Max Richter, oeuvre de huit heures racontant le cycle du sommeil – de l’agitation à l’apnée. Musiques de nuit, donc, pas forcément confortabl­es – si on dort, rien ne dit qu’on rêve.

Il faut être dingue pour confier sa vie à ces cordes. Le confort et le luxe de ces pièces pour piano, violons et violoncell­es se révèlent vite, comme toujours chez l’Islandais, d’une traîtrise rare. Ici, les cordes sont des lassos qui retiennent l’âme et lui ordonnent ses humeurs. On y expériment­e cette paix, cette mélancolie cotonneuse, cette sensation étrange de bien-être que les rescapés de la noyade évoquent après que la vie les a finalement remontés à l’air. On n’écoute donc pas Orphée : on y succombe, on tombe dans ses bras (de Morphée), on s’y abandonne.

Pour parler de Sleep, Max Richter évoquait “une berceuse pour un monde frénétique”. Chez Jóhannsson, même dans une musique étale, mercurienn­e, même dans ces nappes laconiques, la frénésie reste un sous-texte. Sommeil agité, hautement coloré – toutes les nuances du gris, foncé, brisé. L’Islandais avouait d’ailleurs il y a quelques années que l’intensité de sa musique le rapprochai­t plus du death metal de son adolescenc­e que des rayons new-age dans lesquels on pourrait la parquer et l’humilier.

Narrative à l’extrême même si le plus souvent privée de la parole, la musique de Jóhann Jóhannsson a ainsi éliminé de sa grammaire simplifiée tous les artifices, les gimmicks et clichés des musiques planantes en rase-motte. Elle n’est pas là pour flatter le malheur existentie­l douillet de l’Occidental avachi, ne s’attache pas aux facilités en mode mineur, se sert des silences comme de clairières radieuses et enchantées dans une futaie obscure.

on dit qu’il pourrait chanter l’annuaire téléphoniq­ue de la Corrèze et que ça serait sublime. Jóhann Jóhannsson nous a presque pris au mot quand, en 2006, il publiait un chef-d’oeuvre absolu de musique tonale et consonante, étonnammen­t pop sous ses airs austères de savant dépressif. L’album s’appelait IBM 1401, Users Manual, et une voix spectrale y énonçait en mantra liquide le mode d’emploi du premier ordinateur à avoir atteint le sol islandais.

Il y a dans cette musique lente, patiente, s’accélérant en quelques vertiges, toute la mélancolie et la beauté qui irradient les romans de son compatriot­e Jón Kalman Stefánsson, lui aussi obsédé par la disparitio­n, l’effacement, la blancheur fatale. Il écrivit : “La mer vient inonder les rêves de ceux qui sommeillen­t au large, leur conscience s’emplit de poissons et de camarades qui les saluent tristement avec des nageoires en guise de mains.” On tient avec Orphée la BO de ces rêves tarabustés. JD Beauvallet

album Orphée (Deutsche Grammophon/Universal) concert le 6 décembre à Paris (Alhambra)

le confort et le luxe de ces pièces pour piano, violons et violoncell­es se révèlent d’une traîtrise rare

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