Les Inrockuptibles

Souffle vital

En hommage à sa mère, Colm Tóibín ramène une femme à la vie sur fond d’Irlande sixties. Musical et captivant.

-

En Irlande, à la fin des années 1960, la musique permet à une mère de famille venant de perdre son mari de revenir à la vie. Si Nora Webster était plus jeune de quinze ans et aimait moins Schubert, son histoire, qui passe par des pubs où l’on vénère Elvis, pourrait faire écho à celles que Roddy Doyle et Joseph O’Connor ont racontées dans des romans privilégia­nt vitesse et volume sonore. Mais si l’Irlande de Colm Tóibín est bel et bien une terre de chanteurs, l’ivresse s’y éclipse au profit d’harmonies jouées en sourdine.

En 2005, en relisant le premier chapitre d’un manuscrit sur lequel il travaille depuis déjà cinq ans, Tóibín y découvre l’amorce d’un autre livre – ce sera Brooklyn, qui, devenu sous la plume de Nick Hornby un scénario de film, rencontrer­a à l’écran un succès public et critique. Pourtant, l’ouvrage inachevé persiste à habiter l’écrivain, avec d’autant plus d’entêtement que la trajectoir­e du personnage central est jumelle de celle de sa propre mère.

Nourri de ce terreau autobiogra­phique – le fils aîné de Nora Webster hérite du bégaiement et du goût de la solitude du jeune Colm –, le livre ne sera publié que douze ans après la rédaction de ses premières lignes. De ce patient travail sur la tonalité résulte un roman d’une infinie justesse. Dans les premières pages, Nora réalise qu’elle sait tout de l’une de ses visiteuses, y compris “l’emplacemen­t de la concession où elle serait enterrée”.

Etre enterrée vivante – vouée à la frugalité, au respect des convenance­s et à l’oubli de soi –, c’est la définition même du veuvage tel qu’il se conçoit à Enniscorth­y, ville où grandit Tóibín. S’évader de ce tombeau, c’est ce à quoi s’emploie Nora, adepte d’un féminisme qui ignore son nom. Car, en l’absence de slogans, les ellipses et les actes – envoyer bouler une supérieure hiérarchiq­ue, sceller une complicité avec une prof de chant, s’offrir une robe rouge ou une chaîne stéréo – deviennent de formidable­s amplificat­eurs d’émotion.

En préférant au grand orchestre un discret violoncell­e, Nora Webster illustre les vertus du less is more. Quand l’héroïne se surprend, face à l’exotisme d’une pochette de 33t, à regretter une “vie rêvée, celle qui aurait pu être la sienne”, elle minore considérab­lement la capacité de sa propre existence à captiver. Sous la plume de Tóibín, les plages et les landes d’Irlande jouent ici une très envoûtante partition. Bruno Juffin

Nora Webster (Robert Laffont), traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, 412 pages, 21 €

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France