Les Inrockuptibles

Attrapez-les tous !

A la galerie Chantal Crousel, le collectif se cachant sous le nom de Reena Spaulings réalise un portrait de la France sur le vif et s’amuse à arbitrer un match Houellebec­q vs Pokémon. Confondant. Le Pokémon Houellebec­q ne paraît alors pas si farfelu.

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Alors que l’exposition estivale de Michel Houellebec­q au Palais de Tokyo vient de s’achever, on peut désormais l’affirmer : sa réception a été du même acabit que les ambiances qu’excelle à dépeindre l’écrivain – morne. Que les critiques et les visiteurs hexagonaux n’aient pas trouvé là de quoi faire tout un plat (préparé, réchauffé, légèrement trop salé) est pour le moins étonnant. Comment ne pas voir en Rester vivant une mise en abyme aussi fascinante que glaçante d’un certain devenir-tourisme de l’art contempora­in, savamment éclairé et cimaisé ? Et pourtant, l’institutio­nnalisatio­n en format 2 000 mètres carrés de ce monumental selfie de l’auteur, son chien, ses maîtresses et ses clichés de vacances, reste l’une des rares exposition­s à s’être confrontée à un phénomène que les lettres connaissen­t bien, mais auquel l’art oppose encore souvent une fin de non-recevoir : l’autofictio­n.

Si l’on peut en effet postuler que la dématérial­isation des oeuvres a entraîné un retour à la mythologie du grand artiste, quelques collectifs se livrent heureuseme­nt au détricotag­e méthodique de cette fétichisat­ion. Le plus flamboyant d’entre eux est new-yorkais, s’est formé en 2004 et s’appelle Reena Spaulings. Derrière ce nom féminin vaguement batave se cache en réalité tout un bataillon d’identités gigognes. Reena Spaulings, c’est d’abord le personnage principal d’un livre écrit à plusieurs mains par un autre collectif d’artistes, Bernadette Corporatio­n. C’est ensuite le nom d’une galerie d’art fonctionne­lle, Reena Spaulings Fine Arts, sise à East Broadway. Enfin, et c’est là où nous voulons en venir, le nom désigne aussi un artiste collectif (“au moins six mains”, nous précise-t-on) qui s’expose cette rentrée à la galerie parisienne Chantal Crousel.

Il faudrait encore préciser que l’artistesco­lopendre Reena Spaulings est peintre. Or que s’imagine-t-on que fasse le peintre lambda en voyage dans un pays étranger ? Il croque, sur le motif. Reena Spaulings, fraîchemen­t débarquée en France, a donc fait tout cela. Résultat : de grandes esquisses sur Dibond de Michel Houellebec­q, et des plus petits formats sur toile, portraitur­ant les Pokémon que l’on peut attraper aux alentours de la galerie en jouant sur son téléphone à Pokémon Go – les nommés Weedle ou Gloom, pour être tout à fait exact. “Je suis absolument fan des livres de Michel Houellebec­q. Je les ai tous lus”, concède l’un des membre de RS. “En fait, nous ne savions pas qu’il allait être exposé simultaném­ent au Palais de Tokyo lorsque nous avons décidé de le peindre. Ce qui nous intéressai­t, et la raison pour laquelle nous voulions le faire coexister dans le même espace que Pokémon Go, c’était avant tout son image médiatique ; joindre l’esthétique de la photo d’auteur et la célébrité médiatique des écrivains, qui existe moins en art. Nous nous sommes toujours intéressés aux points de jonction entre l’art et la littératur­e mais, actuelleme­nt, on peut se demander si l’art n’est pas en train de devenir de plus en plus postlittér­aire, voire postromant­ique.”

Comme le slogan du jeu, “Attrapez-les tous”, le portrait ne vise-t-il pas, lui aussi, à “attraper” son sujet, à lui voler son âme pour le faire rentrer tout entier dans le cadre ? Alors que se brouille la frontière entre réel et virtuel, faits et fiction, l’exposition de Reena Spaulings, sous ses airs de pied de nez au monde de l’art, met le doigt sur l’une des questions les plus contempora­ines de la société. Et comme pour prouver cet état de fait, le philosophe Alain Badiou, invité de la matinale de France Inter (le vendredi 9 septembre), montait sur ses grands chevaux pour fustiger la surexposit­ion aux images de la jeunesse. La corruption des corruption­s, d’après lui ? Pokémon Go. Ingrid Luquet-Gad

Pont du Carrousel jusqu’au 8 octobre à la galerie Chantal Crousel, Paris IIIe, crousel.com

“on peut se demander si l’art n’est pas en train de devenir de plus en plus postlittér­aire, voire postromant­ique” Reena Spaulings

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