“dépasser les origines des uns et des autres pour nous adresser à des citoyens politiques doit rester notre horizon”
qui ne viendra pas et que j’écris du coup dans le livre, comme un geste de dépit. On sort laminés de ce quinquennat. La déchéance de nationalité fut le signe d’une débâcle idéologique, culturelle, politique majeure… L’incapacité du PS à assumer une vision de la France diamétralement opposée à celle de la droite réactionnaire est désespérante. C’est comme si, à gauche, nous étions empêchés, mal à l’aise. Alors qu’il suffit de se pencher sur notre passé pour comprendre que la vision de Sarkozy et Le Pen est en contradiction avec ce qui fit la grandeur de la France.
Au début de votre livre, vous parlez du
“trouble de la personnalité des Français”.
Comment analysez-vous l’obsession actuelle autour de l’identité française ?
On ne doit pas refuser le débat sur l’identité et on a tout à disposition pour le gagner. Le syllogisme réactionnaire est limpide : 1. le présent est troublé, nous ne savons pas qui nous sommes (constat) ; 2. or, avant, nous savions qui nous étions (passé recomposé) ; 3. il faut donc chasser les trouble-fête, se débarrasser de l’idéologie du métissage et du sans-frontiérisme qui diluent notre identité. Cela semble logique mais c’est faux. Le point 2 – l’avant – est le pivot de leur argumentation. C’est donc ce point qu’il faut explorer, d’où l’urgence du recours à l’histoire. Quand se situe cet “avant” mythifié comme unicolore et univoque ? Il n’existe tout simplement pas. La France, depuis qu’elle se dit ainsi, est troublée, multiple, équivoque. Sa force fut de l’admettre et de le célébrer. Je reviens sur l’un des premiers grands textes français, Le Roman de Renart. Il connut un succès tel au Moyen Age qu’il est considéré comme notre roman originel. Quelle image nous renvoie-t-il de nous-mêmes ? Celle d’un renard, un animal sans identité fixe, n’appartenant ni à la forêt, ni à la ferme, ni à la nature, ni à la culture, jonglant avec les identités, bafouant les traditions. Nous descendons tous d’un voleur de poules et nous n’avons jamais été ce village monochrome et paisible proposé en une du Figaro Magazine et de Valeurs actuelles. Assumer ce trouble, cette personnalité changeante, voilà ce qui fit de la France une nation capable un jour de 1789 de s’adresser à tous les hommes…
Que pensez-vous des récentes déclarations de Sarkozy sur le passé gaulois des Français ?
Gaulois ? Pourquoi pas ? Mais aussi romains, francs, arabes, juifs… On assiste à une amputation de notre identité. Comme si les racines gauloises et chrétiennes étaient les seules à revendiquer. Elles existent mais elles se mêlent, se diluent, se contredisent avec d’autres. C’est ce patchwork qui fait la France et que les contrôleurs d’identité ou les esprits douaniers de tous temps ne parviennent pas à accepter. Pareil refus de notre impureté identitaire s’incarne depuis Molière dans le personnage de Tartuffe, l’homme qui “regarde le monde comme du fumier”, qui condamne la société mélangée et immorale du haut de ses certitudes identitaires. Zemmour, Buisson, Sarkozy et les autres sont les Tartuffe de notre temps. Il en exista toujours. Ce qui m’interpelle, c’est l’absence de répondant face à eux. Quand ils prétendent abolir le droit du sol au nom de la préservation de notre héritage, qui leur impose de lire l’édit de Louis X de 1315 ou les règles du Parlement de Paris de 1515 instituant le droit du sol ? Voilà l’objet du livre.
Avez-vous des affinités dans le paysage actuel de la pensée ? Comment cela se fait-il que votre parole semble porter plus que d’autres ?
Je n’ai pas de figure tutélaire, comme Sartre pouvait l’être pour toute une génération, mais j’apprécie des paroles, des rencontres, comme celle d’Edouard Louis ou d’autres. Mon rôle est simple : donner des arguments à ceux qui veulent sortir la gauche française de sa léthargie idéologique et culturelle. L’aspiration à l’abolition des privilèges lui a complètement échappé ? Revenons à l’esprit du 4 août. Elle a peur de se faire taxer de droit-de-l’hommiste ? Revisitons le 26 août 1789 et la Déclaration des droits, la manière dont elle a habité la France pendant des siècles. Elle n’ose plus parler des Etats-Unis d’Europe ? Relisons Hugo et l’articulation du patriotisme extraverti français et du projet démocratique européen. Sortons des synthèses et osons une forme de radicalité conceptuelle qui est notre héritage.
Vous voulez réhabiliter l’idée de révolution ?
Je veux réhabiliter les idées qui habitent la Révolution française. Pierre Mendès France, pas un gauchiste, a dit : “La République ne peut être qu’éternellement révolutionnaire tant que des privilèges existent.” Ce sera toujours le cas, donc elle sera constamment révolutionnaire. J’ai beaucoup été à Calais l’année dernière et, au-delà de l’horreur du traitement infligé aux réfugiés, il est crucial de discuter avec les Calaisiens. Ceux – ils sont nombreux – qui votent FN le font pour la même raison pour laquelle ils votaient jadis à gauche : à leurs yeux, le FN est le parti de l’abolition des privilèges et le PS celui du statu quo. Ce constat devrait empêcher de dormir les dirigeants socialistes ! Ce n’est apparemment pas le cas, mais c’est mon obsession… Pourquoi la volonté d’abolir les privilèges conduit-elle chez nous au nationalisme fermé du FN alors que d’autres pays européens à tradition moins universaliste ont comme débouché Podemos ou Syriza ?