Les Inrockuptibles

Une vie mystique

Sous une apparente humilité, Marie NDiaye signe un roman virtuose qui emprunte aux grands classiques pour dire la vie d’une cheffe : de la pauvreté au succès, jusqu’à sa chute. Comment rester fidèle à soi ? Un texte doucement sublime.

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Il y a vingt, trente ans, qui aurait osé se dire fan de Maïté ? Depuis, la bouffe est devenue un phénomène de société : émissions culinaires, chefs branchés, culture du restau, du clean eating, proliférat­ion des boutiques bio. Bref, tout ce qui touche au nouveau succès du fooding, comme on dit, commence presque à nous agacer : une société un peu trop obsédée par son tube digestif n’a vraiment rien de rassurant. C’est donc avec des gants de plomb qu’on a ouvert le nouveau NDiaye, consacré au parcours d’une star de la cuisine.

Sauf que chez l’auteur de Trois femmes puissantes (prix Goncourt 2009), la cuisine semble avant tout servir de métaphore – du don, du présent, du partage, du respect de l’autre, en un mot, de l’amour. L’élaboratio­n de plats par “la Cheffe”, l’écrivaine en a pris le prétexte pour y incarner une idée de l’être, ou comment se tenir sans cesse verticale, droite dans ses idéaux, loin des sirènes du succès et de toute forme de compromiss­ion ?

On retrouvera certains des thèmes qui hantent depuis ses débuts l’oeuvre de cette écrivaine singulière, elle-même secrète, discrète : la réinventio­n de soi quand on est issu d’un milieu pauvre, les filiations difficiles ( Rosie Carpe, Ladivine, etc.), la difficulté de connaître vraiment l’autre, même si c’est un proche. Quant à le raconter, c’est encore plus compliqué. C’est pourtant à un autre que Marie NDiaye a confié le récit de vie de la Cheffe (on n’apprendra son prénom qu’à la fin) : l’un de ses plus proches collaborat­eurs en cuisine, longtemps amoureux d’elle malgré la différence d’âge qui les sépare, qui passe ses nuits avec elle à assister à la création de ses recettes.

Et c’est une vie simple et magnifique qui va se raconter, qui n’est bien sûr pas sans rappeler les grands modèles du genre : Une vie de Maupassant, Un coeur simple de Flaubert, et même, de par sa mélancolie à évoquer une femme qui sera brisée par ses plus proches, Eugénie Grandet de Balzac. C’est l’histoire d’une enfant élevée avec ses frères et soeurs à Sainte-Bazeille, par des parents pauvres mais heureux, et parce qu’heureux, qui ne se plaindront jamais, qui ne renieront jamais leur misère ; c’est l’histoire d’une jeune fille placée à 16 ans au service d’un couple de bourgeois de Marmande, obsédés de nourriture, et qui ne tarderont pas à lui confier les rênes de leur cuisine et de leur table. C’est l’histoire d’une jeune femme qui va tout y apprendre, puis quelque temps après son accoucheme­nt (le père de l’enfant, mystérieux, disparaît au plus vite), décidera de laisser sa fille à ses parents pour ouvrir son propre restaurant.

C’est, enfin, l’histoire d’une femme hantée par son art, la cuisine, qu’elle conçoit comme une attitude vis-à-vis des autres, avant tout d’elle-même : avec une tenue et une élégance immenses, concentrée sur l’essentiel, loin des séductions factices, des tournures show off et autres fioritures, très loin, au fond, de la vulgarité du temps. Elle va s’y consacrer,

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