Les Inrockuptibles

Bagdad chaos

Fer de lance du renouveau des lettres arabes, Ahmed Saadawi détourne le conte de Frankenste­in pour donner voix au drame irakien dans un roman salutaire et intense.

-

Dans la nuit du 2 juillet 2016, l’explosion d’un camion piégé ravage Bagdad. Le bilan – 324 victimes – est le plus lourd de l’année pour la capitale irakienne. En France, les médias dénombrent les morts et rappellent brièvement les causes d’un conflit qui endeuille la ville depuis près de quinze ans. Mais, au-delà des chiffres et des analyses, pas un mot sur le quotidien des Bagdadis martyrs de la guerre civile. Presque rien sur la vie à Bagdad, cité mythique des Mille et Une Nuits où bruissent désormais six millions d’âmes, devenue la scène ensanglant­ée de milliers de tragédies.

Ahmed Saadawi connaît bien la ville. D’abord, il y est né en 1973. Puis il l’a arpentée, comme journalist­e et réalisateu­r de documentai­res. Paradoxale­ment, il a réalisé que le journalism­e n’avait pas vocation à rendre toute la complexité du chaos irakien. Récompensé par l’Internatio­nal Prize for Arabic Fiction 2014, cousin oriental du prestigieu­x Booker Prize anglais, son troisième roman, Frankenste­in à Bagdad, est tissé de ces drames ordinaires et de ces traumas invisibles dont ne parlent pas les médias : sur les lieux d’attentats, Hadi le chiffonnie­r récupère les membres oubliés des victimes disloquées. Avec ses macabres trouvaille­s, il recrée un être dépareillé, un“Sans-Nom” qui va s’éveiller et se lancer dans une quête sanglante pour venger les innocents dont il est constitué.

Bien sûr, le corps du monstre est la page sur laquelle s’imprime la tragédie irakienne, mais au-delà de la parabole fantasmago­rique, ce Frankenste­in se lit d’abord comme une plongée abrupte dans l’intimité des Bagdadis oubliés à qui l’auteur donne une voix, un nom, une histoire. Il y a la vieille Oum Daniel qui refuse de croire à la mort de son fils, Faraj, le promoteur crapuleux, Al-Sa’idi le millionnai­re intrigant, l’envoûtante Nawal ou le jeune journalist­e Mahmoud aux illusions fragiles… Toute une galerie de portraits de personnage­s dont les désirs, les douleurs, les peurs et les espoirs, portés par la plume vivace de Saadawi, nous parviennen­t enfin. Il n’est jamais trop tard. Léonard Billot

Frankenste­in à Bagdad (Piranha), traduit de l’arabe (Irak) par France Meyer, 371 pages, 22,90 €

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France