Sixties stories
De Hugh Hefner à Baby Jane Holzer en passant par les seins siliconés, Tom Wolfe capture toutes les mythologies de l’Amérique des années 1960 dans un recueil qui pulse.
Chef de file du Nouveau Journalisme auprès de Gay Talese (lire pp. 42-44), Tom Wolfe a su capturer l’air des sixties dans des articles longs, “vécus” sur le vif – d’ailleurs, il y était, sur tous les coups et à la pointe. Les lire ou les relire un demi-siècle plus tard, c’est mesurer à quel point ces récits ont acquis le statut de “mythologies” à la Roland Barthes. De l’émergence de la culture jeune aux premiers seins siliconés ou au phénomène des filles à la mode, annonçant nos “it-girls” toujours plus cool, le journaliste a croqué tous les moments clés, les objets fétiches et les personnalités signifiantes de cette décennie qui fit basculer toute la société occidentale dans la modernité et le futur, Tom Wolfe c’est-à-dire notre temps qui en porte encore les stigmates, les a exacerbés.
Le culte de la célébrité, Wolfe l’incarne dans deux textes : l’un, hilarant, sur Cary Grant tapi dans un bar d’hôtel et harcelé par deux vieilles dames, et un autre sur Natalie Wood sortant de son hôtel, en pleine promo, passée maître dans l’art de l’évitement. Un portrait du patron de Playboy, Hugh Hefner, entouré de toute la technologie pour rester connecté au monde sans avoir à quitter son lit rond, annonce déjà internet ; un autre, génial, de “La Fille de l’année”, la muse warholienne Baby Jane Holzer, annonce le phénomène contemporain de la “it-girl”, de Kate Moss à Alexa Chung.
Avant d’aller interviewer cette fille ultracool dans son immense appartement de Park Avenue (elle a épousé l’héritier d’un magnat de l’immobilier), le reporter la saisit lors d’un concert des Rolling Stones, chevelure rousse ébouriffée et manteau en peau de zèbre. Elle connaît les Stones, ira les embrasser backstage puis se rendra à leur soirée privée, elle a joué dans les films underground de Warhol, elle reçoit Wolfe en “pull de pauvre” et pantalon collant, bigoudis sur la tête, en un mot elle est “rock’n’roll”.
Pour avoir un aperçu de l’écriture de Wolfe, nerveuse comme les sixties, ironique et fielleuse comme la jeunesse qu’il décrit, les quelques lignes qu’il consacre à Jagger sont l’exemple rêvé : “Au centre de la scène, un garçon court sur pattes et ultramince, avec un sweat-shirt qui lui glisse presque des épaules, tellement elles sont étroites, surmontées par… cette tête gigantesque, les cheveux en touffe sur le front et les oreilles, ce garçon a des lèvres exceptionnelles, c’est vrai, deux machins particulièrement répugnants et d’un rouge extraordinaire, qui pendent sur sa figure comme des ergots.”
Mondanités et vanités, personnages creux et culte de l’apparence, réinvention de soi à travers le style et vies clinquantes : Tom Wolfe écrit sur les thèmes chers à Truman Capote, la mélancolie en moins. Sur la vingtaine de récits rassemblés dans ce recueil, six ont été déjà publiés en 1972 (dans un livre maintenant épuisé) mais tout le reste est inédit. Certains de ses textes annoncent aussi les romans qu’il va écrire plus tard, du Bûcher des vanités à Moi, Charlotte Simmons, où il va développer cette propension déjà présente ici à restituer le parler de ces personnages. Pas étonnant qu’il sorte ces jours-ci aux Etats-Unis un essai sur le langage. Nelly Kaprièlian
un portrait d’Hugh Hefner, entouré de toute la technologie pour rester connecté au monde sans avoir à quitter son lit rond, annonce déjà internet
Où est votre stylo ? – Chroniques d’Amérique et d’ailleurs (Robert Laffont), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Cohen, 428 pages, 22 €, en librairie le 10 octobre