Les Inrockuptibles

Vous avez dit bizarre ?

Variation autour d’une toile méconnue de Pieter Bruegel, la nouvelle collaborat­ion entre l’écrivain Pierre Senges et le dessinateu­r Sergio Aquindo se révèle une merveille de fantaisie baroque.

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C’est un livre inclassabl­e, une bizarrerie qui interpelle, intrigue, réjouit. En 2010, l’artiste Sergio Aquindo invite l’écrivain Pierre Senges au Louvre pour lui faire observer un tableau peu connu de Pieter Bruegel, Les Mendiants. Cette petite toile reste un mystère pour les historiens de l’art. Elle représente des mendiants, “gueux, culs-de-jatte et boiteux, coiffés de cages de paille ou vêtus de queue de pie”. Quels événements, expérience­s vécues ou chimères nées de l’imaginatio­n folle et fertile du peintre ont bien pu inspirer cette scène baroque ? La question est le point de départ de ces trois cents pages illustrées, le motif à partir duquel les deux auteurs imaginent leur histoire, qui se décline comme une suite de variations, en mots et en images, sur le même thème. Le récit commence par l’intronisat­ion d’un pape “faussaire malgré lui” : une faute d’orthograph­e sur les bulletins de vote pour l’élection de Célestin VI entraîne une erreur fatidique, flanquant à la tête de la chrétienté un imbécile heureux.

L’exploit du livre est d’imaginer ces aventures papales rocamboles­ques pour expliquer le chefd’oeuvre de Bruegel. Car Cendres ne s’essaie pas à l’analyse ni au recul critique, il plonge bien au contraire tête la première dans la folie même du maître flamand : ses personnage­s hybrides, moitié homme, moitié bête, ses fantasmago­ries noires. Le style de Senges est audacieux, presque rabelaisie­n (lexique, humour potache) bien que radicaleme­nt contempora­in. La phrase ne se soucie pas de savoir comment elle va finir ; elle s’emballe parfois puis se délite ou se termine en circonvolu­tions. Et reproduit par là le geste de Bruegel, ce bras d’honneur à la réalité et aux normes, aux convention­s picturales ou narratives.

On retrouve aussi ce mélange d’érudition et d’inventions loufoques qui caractéris­ent l’oeuvre de Pierre Senges (ses romans précédents chez Verticales) : “A Boskoop, de 1407 à 1411, un cochon, toujours le même, a servi la messe chaque troisième dimanche d’avril, secondé par des nymphes – cinq années de sacerdoce et de bonne volonté, en tant que prêtre, ne l’ont pas empêché de finir sa carrière sous les espèces de la saucisse, distribuée aux fidèles.”

Le dessinateu­r argentin Sergio Aquindo s’approprie quant à lui avec subtilité les motifs du peintre, qu’il reprend au crayon pour mieux en révéler les contours incertains, la part de mystérieus­e beauté. Yann Perreau

Cendres – Des hommes et des bulletins (Le Tripode), 340 pages, 21 €

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