Les Inrockuptibles

“il n’y a pas d’apolitisme au cinéma. Quand la politique ne se voit pas, c’est que le film se situe du côté des puissants, de l’ordre établi”

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Le film a un contenu politique, proposant plusieurs points de vue, qui renvoient d’ailleurs à des personnage­s mythologiq­ues. Cette Jenny a un côté Antigone : on ne devrait pas pouvoir donner une sépulture à quelqu’un, “l’enterrer” (au sens propre comme au sens figuré), sans lui donner son nom…

Il n’y a pas d’apolitisme au cinéma. Ni même d’apolitisme tout court. Dès qu’on regarde ou écoute quelqu’un, c’est politique. Quand ça ne se voit pas, c’est que le film se situe du côté des puissants, de l’ordre établi. Je pense qu’accepter que des gens disparaiss­ent sans nom, c’est accepter l’idée qu’ils n’auraient pas existé. Sans nom, notre humanité est tronquée.

Vous êtes engagée politiquem­ent ? Nuit debout, ça vous intéresse ?

Oui, mais ce n’est pas ça la question. Tout dépend de l’endroit où l’on se situe. Pour le moment, je fais du cinéma. C’est directemen­t en lien avec la politique. J’essaie de ne pas tourner dans n’importe quoi. Et de plus en plus. C’est mon endroit d’engagement. Il y a des cinémas qui font abstractio­n du monde, ce que je ne critique pas, car j’en adore certains. Mais j’éprouve un intérêt particulie­r pour les films qui parlent du monde, oui.

Vous pouvez refuser de tourner un film pour les idées qu’il véhicule ?

Ce n’est pas aussi simple que ça. Je ne me pose pas la question. C’est instinctif. Je dis : “Je n’ai pas envie de faire ce film” et je ne le fais pas. Pas : “Ah, j’aimerais faire ce film mais certaines idées me déplaisent !”

Dans de Bertrand Bonello, vous faites une très courte apparition mais très marquante. L’un des jeunes terroriste­s enfermés dans un grand magasin s’en échappe quelques instants et tombe sur vous, et vous lui dites : “Il fallait que ça arrive, ça devait péter”, en parlant des attentats. Pourquoi avoir accepté de jouer ce moment, d’autant plus marquant qu’il est joué par vous ?

Je ne sais pas trop pourquoi. Bertrand et L’Apollonide ont beaucoup compté pour moi. Et puis c’est une façon de s’inscrire dans son cinéma. Sur le sens de la phrase que je prononce, je ne saurais pas trop quoi dire.

Est-ce que les présidenti­elles américaine ou française vous préoccupen­t ?

Oui. Enfin non. Je ne suis pas trop les primaires, ça me soûle, je m’en fous. Mais ça m’intéresse de lire des historiens, des sociologue­s, des philosophe­s sur des questions qui sont potentiell­ement les mêmes. Pas de manière partisane. Le jeu politique me semble très entravé. Le fait d’avoir une idée apparaît comme

Nocturama

étant suspect aujourd’hui. Je ne comprends pas comment les grands représenta­nts des partis politiques en sont arrivés là, mais je pense qu’ils ont leurs raisons, parce que je ne crois pas du tout qu’ils soient bêtes. Qu’est-ce qui les pousse à cette apathie intellectu­elle ? Je ne sais pas mais ça me fatigue de devoir les entendre et d’avoir à considérer que ces gens-là sont mes représenta­nts. Ça me fatigue. Par contre, pas de désintérêt pour les idées politiques, aucunement ! Ensuite, chacun peut s’intéresser à certaines questions plutôt qu’à d’autres.

Mais est-ce que vous n’avez pas peur d’une volonté de revenir en arrière de la part de bon nombre de politicien­s, notamment dans le domaine social ?

Non, mais ce qui est inquiétant, c’est ce qui permet ça, plutôt le risque que ça arrive. C’est comme si on avait passé notre temps à attendre que ça arrive ! Comme si les politiques avaient préparé le terrain pour que cela advienne, avec ce climat un peu pourri de clientélis­me… Je ne suis pas forcément habilitée à parler de politique. Mais quand on regarde la télévision, ce qui m’arrive rarement, on voit bien que n’importe quelle connerie peut rivaliser avec une idée parce qu’on n’a pas le temps de développer. Tout passe au même niveau et on se retrouve dans le registre de l’opinion.

Vous êtes en plein tournage du prochain film de Robin Campillo intitulé

dont la sortie est prévue pour 2017. Il raconte l’histoire d’Act Up, l’associatio­n de lutte contre le sida, qui est d’ailleurs née la même année que vous, en 1989. Vous le saviez ?

Ah, non. C’est drôle. Cela dit, tous les acteurs du film ont à peu près mon âge. Vous aviez entendu parler d’Act Up auparavant ? Oui. Ce que je trouve trop bien, c’est ce que les fondateurs d’Act Up ont proposé comme action politique et la cohérence de leur propos. Ils se basaient sur l’idée que la lutte contre le sida était une question de vie ou de mort. Ils appelaient les pouvoirs publics à prendre conscience de l’urgence absolue. L’idée d’Act Up était : “Si tu veux être élu, tu dois t’occuper de ce problème urgent, en parler et tenir tes promesses par la suite.” Je trouve que ça a un écho aujourd’hui, face à l’apathie générale des gens qui disent : “De toute façon, on ne peut pas faire plus.” Non, je ne suis pas d’accord. On peut faire plus, on peut avoir une action politique. Ça, j’aime bien.

par minute, (Les Revenants), 120 battements

La Fille inconnue de Luc et Jean-Pierre Dardenne, avec Adèle Haenel, Olivier Bonnaud, Jérémie Renier, Olivier Gourmet lire la critique pp. 62-63

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