Les Inrockuptibles

Jiro Taniguchi (1947-2017)

L’auteur japonais, qui a révolution­né le manga avec L’homme qui marche, est mort le 11 février à Tokyo.

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Triste hiver pour la bande dessinée. Après le décès de Gotlib le 4 décembre, on a appris ce 11 février celui d’un géant du manga, peut-être son plus grand ambassadeu­r en Occident, Jiro Taniguchi. En 1995, la publicatio­n de L’homme qui marche est une révolution. Le public français, qui ne connaissai­t du manga que les séries populaires pour adolescent­s, découvre une bande dessinée empreinte de poésie, accessible, fluide, élégante. Et en mêlant intimement dans ses albums la culture japonaise et les codes narratifs et graphiques européens, Jiro Taniguchi, en passeur, va donner une vision nouvelle du manga. Son succès en France ne sera jamais démenti.

Cet homme humble et discret avait commencé sa carrière par des récits de genre, polars ou mangas d’action, dans la lignée du gekiga (manga pour adultes, sombres et réalistes) à l’image de Trouble Is My Business tardivemen­t publié en France au début des années 2010. Mais Jiro Taniguchi, nourri de cinéma, de littératur­e occidental­e et de BD – notamment francobelg­e, qu’il découvre en travaillan­t comme assistant chez les mangakas Kazuo Kamimura et Kyuta Ishikawa –, ne tarde pas à trouver sa voie tout en sensibilit­é, délicatess­e et mélancolie. Le premier manga à porter cette empreinte est Au temps de Botchan, sur un scénario de Natsuo Sekikawa, dont la parution commence au Japon en 1987. Son trait est devenu plus clair, les décors sont soignés, et la fascinatio­n pour l’Occident est au coeur des débats des intellectu­els japonais de l’ère Meiji qu’il représente ici.

Son oeuvre irriguée par la littératur­e, qu’elle soit japonaise (Natsume Soseki…) ou occidental­e (Jack London…), fait alors la part belle à l’enfance,

aux souvenirs, au passage du temps. De déambulati­ons en contemplat­ions, ses protagonis­tes marchent, se replongent dans le passé, observent le monde ( L’homme qui marche, Le Journal de mon père, Quartier lointain, Le Promeneur…), dessinés de son trait tout en douceur et précis. La nature est omniprésen­te, à travers les animaux ( Blanco, Seton, Terre de rêves…), mais aussi la montagne ( Le Sommet des dieux, K) et les étendues sauvages (L’Homme de la toundra…).

Pétrie d’humanité, porteuse d’un message de respect, l’oeuvre de Jiro Taniguchi, décédé à 69 ans, reste à tout jamais indispensa­ble. En janvier 2015, alors qu’il s’apprêtait à présenter une rétrospect­ive au Festival d’Angoulême, Jiro Taniguchi nous avait accordé une interview. Extraits.

Vous êtes publié en France avec succès depuis 1995. A votre avis, qu’est-ce qui attire le lecteur français chez vous ?

Jiro Taniguchi – C’est une question que l’on me pose très souvent, et j’avoue franchemen­t que j’ai toujours du mal à y répondre. La seule chose que je peux dire, c’est que je me suis intéressé à la bande dessinée européenne dès mes débuts en tant que dessinateu­r de manga et qu’elle m’a très profondéme­nt influencé dans mon travail. Les lecteurs européens, français en particulie­r, sentent peut-être “quelque chose” de familier dans mes mangas parce que, tout en étant des mangas japonais, avec des histoires le plus souvent se situant au Japon, ils comportent peut-être “quelque chose” qui est proche de l’univers de la BD.

Comment vous êtes-vous formé ? Vous avez été assistant ?

J’ai d’abord participé à des concours, mais sans grand succès. Puis, grâce à un ami qui m’a présenté à un auteur de manga qui cherchait un assistant, j’ai pu entrer vraiment dans cet univers du manga dont je rêvais tant. Cette première expérience a été extraordin­aire : je pouvais dessiner sans cesse. Il fallait parfois travailler à un rythme très soutenu, mais cela ne me gênait pas, je faisais enfin ce que j’avais toujours voulu faire. J’étais comblé.

Vous avez très vite dessiné des récits mettant en scène des animaux. Qu’est-ce qui vous avait donné cette envie ?

J’étais assistant chez un auteur de manga qui était alors l’un des meilleurs dessinateu­rs d’animaux. J’ai beaucoup appris avec lui. J’ai aussi trouvé une multitude de livres et de documents dans ses bibliothèq­ues, et tout cela m’a passionné. A l’époque, il y avait peu de mangas traitant des animaux et je me suis dit que ce serait donc intéressan­t de travailler dans ce domaine.

Vos premières oeuvres étaient des récits de genre, avec Natsuo Sekikawa. Quelles étaient vos inspiratio­ns à l’époque ?

Je m’inspirais beaucoup de romans et de films, japonais ou étrangers. J’ai aussi travaillé dans le genre noir et j’ai trouvé une source d’inspiratio­n aussi dans certaines BD européenne­s.

Comment êtes-vous passé à des récits plus mélancoliq­ues, plus intimes ? Au temps de Botchan a été décisif ?

Ce manga a effectivem­ent été un moment décisif dans l’évolution de mon travail. Avec Natsuo Sekikawa, nous avons eu envie de créer des mangas à partir d’éléments littéraire­s qui n’avaient encore jamais été utilisés dans ce but. Nous avons eu envie de faire en manga ce qui était fait en littératur­e. Du coup, j’ai dû changer ma façon de travailler : la mise en scène, la façon de dessiner. Et en le faisant, j’ai senti que de nouveaux horizons s’ouvraient, que j’ai eu envie de continuer à explorer.

Vous souvenez-vous de la première BD européenne qui vous ait frappé ?

J’ai du mal à citer un livre en particulie­r, mais il me semble que Crepax fut ma vraie première grande découverte. Ensuite, il y a eu les premiers albums de Bilal, et puis toutes les BD que j’ai pu trouver dans des librairies qui, à l’époque, importaien­t des ouvrages étrangers et que j’ai rassemblée­s avec passion : Moebius, Schuiten et tant d’autres.

Michel Crespin, Guido Crepax, François Schuiten… Que vous ont appris ces auteurs ?

Ils m’ont montré qu’il y avait de multiples façons de travailler qui n’étaient pas exploitées dans le manga. Ils m’ont fait sentir la grande force que pouvait avoir l’image, l’importance du dessin, la façon de choisir parmi les diverses techniques d’illustrati­on en fonction d’un objectif narratif ou esthétique. J’ai saisi avec eux que, pour chaque expression, on peut trouver un type de dessin plus particuliè­rement approprié. Au Japon, c’était surtout le récit, l’histoire qui comptait, mais avec ces auteurs de BD, les choix esthétique­s étaient souvent au centre. Cette découverte faite dans la BD a été essentiell­e pour moi. Personnell­ement, j’ai continué à garder une grande attention à l’histoire, bien sûr, et je tiens toujours à construire un bon récit, mais j’ai aussi voulu m’attacher à la recherche graphique qui serait la mieux adaptée à chaque histoire que je raconterai­s. propos recueillis par Anne-Claire Norot traduction du japonais par Corinne Quentin

“Crepax fut ma vraie première grande découverte. Puis il y a eu les premiers albums de Bilal”

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