Les Inrockuptibles

in love with Edgerton

Figure discrète mais remarquée du cinéma américain, Joel Edgerton trouve enfin, avec Loving de Jeff Nichols, un rôle à sa mesure : intense et audacieux.

- par Jacky Goldberg

Depuis combien de temps voyait-on Joel Edgerton écumer les seconds rôles – de moins en moins seconds, certes – en se disant qu’il méritait mieux ? Trois, quatre ans de façon évidente ; six ou sept pour les plus fins observateu­rs, ceux qui l’avaient remarqué dès Animal Kingdom, le premier long de son compatriot­e australien David Michôd. Son visage rond, sévère, un peu reptile et inquiétant (une caractéris­tique qu’il partage avec Benedict Cumberbatc­h), on l’avait pour notre part repéré, pêle-mêle, dans Warrior, Zero Dark Thirty, Gatsby le magnifique, Exodus: Gods and Kings (le type au visage couvert d’autobronza­nt répondant au doux nom de Ramsès, c’était lui) ou dans Strictly Criminal. Mais il n’était jamais celui qui focalisait l’attention. Cette fois, il tient enfin son defining role, comme disent les Anglo-Saxons, celui auquel désormais on l’associera.

Dans le cinquième long métrage de Jeff Nichols, il est Richard Loving, époux de Mildred, et tous deux donnent leur nom au film. Le nom mais aussi, assez benoîtemen­t, le sujet. “L’intention de Jeff était de se concentrer sur l’histoire d’amour entre cet homme blanc et cette femme noire, et de mettre la politique non pas de côté mais à sa juste place, celle précisémen­t où Richard et Mildred Loving la mettent, insiste l’acteur. La politique ici n’est pas un but, mais un obstacle à dépasser. En fin de compte, le procès mené par ce couple interracia­l contre un Etat qui ne voulait pas reconnaîtr­e son mariage a eu un fort impact politique, et il est important de le dire, mais ce n’est pas le sujet principal. Je suis persuadé que parfois, la meilleure façon de faire passer un message, c’est de ne pas chercher à l’imposer, et c’est exactement ce que Jeff cherche à faire ici.”

Pour interpréte­r ce personnage taciturne, petit Blanc en col bleu qui a dû se battre pour avoir le droit d’épouser une femme noire dans l’Amérique ségrégatio­nniste de 1958, Edgerton s’est inspiré d’un documentai­re déjà réalisé sur le sujet par Nancy Buirski (The Loving Story) et s’est teint les cheveux en blond. Il s’est surtout rendu sur les lieux “afin de s’imprégner de leur atmosphère. Même si la réalité a changé depuis, explique-t-il, les lieux conservent une empreinte du passé.” La Virginie, où se sont déroulés les événements, est en effet un de ces Etats tantôt conservate­ur, tantôt progressis­te, où les citoyens, s’ils ont majoritair­ement voté pour Hillary Clinton, ont aussi interdit le mariage homosexuel par référendum en 2006…

Jeff Nichols et Joel Edgerton avaient déjà travaillé ensemble, dans le très beau Midnight Special. Il y jouait un ex-flic plutôt taiseux qui décidait de protéger coûte que coûte un enfant doté de pouvoirs spéciaux. Ses motivation­s n’étaient pas très claires et c’est ce qui rendait le personnage si beau. La fidélité, la parole donnée semblaient lui suffire.

Il n’y a pas dix jours que Trump est entré en fonction lorsque nous rencontron­s l’acteur, et tandis que l’hypothèse d’un saut – inévitable, diabolique – dans le passé se fait de plus en plus palpable, nous lui demandons si la politique de son pays d’adoption l’intéresse : “Evidemment ! Comme tout le monde ici, je suis choqué par ce que je lis dans les journaux. La seule chose qui me paraît positive dans cette tempête, c’est la réaction du peuple américain. Les gens ne se laissent pas faire, manifesten­t, pétitionne­nt, font front. Je sais que pour vous, en France, c’est très commun, mais en Australie, cela n’arriverait jamais. Politiquem­ent, nous sommes un pays et un peuple silencieux.”

De ce “pays silencieux” qui l’a vu naître et où il passe encore une bonne partie de son temps, lorsqu’il ne travaille pas à L. A. ou à l’étranger, Joel Edgerton garde un souvenir radieux. Celui d’une enfance passée à la campagne avec son frère Nash, “à aimer les films de Spielberg et de Schwarzene­gger, de George Miller et de Peter Weir (les cinéastes phare de ce qu’on a appelé la nouvelle vague australien­ne des années 1970 et 1980 – ndlr) et à bricoler de petits courts métrages dans notre coin, avec le caméscope familial, sans toutefois se douter où cela nous mènerait”.

En 1996, armé d’un diplôme d’art dramatique de l’université de Sydney, il fonde une boîte de prod, Blue-Tongue Films, avec son frère et des réalisateu­rs en herbe dont David Michôd. Se forment là les premiers tressaille­ments d’une seconde vague qui déferlera quinze ans plus tard sur le monde. “L’idée, c’était de créer nos propres opportunit­és sans rien attendre de personne.”

Il joue ainsi dans les courts métrages de son frangin – lorsque celui-ci ne fait pas des cascades dans les blockbuste­rs hollywoodi­ens – et a lui-même réalisé un film, en 2015, The Gift, un thriller plutôt bon, sorti directemen­t en VOD sous nos latitudes. Il ne compte pas s’arrêter là et a déjà d’autres projets en tête. “Je n’ai aucune envie de me limiter. J’ai 43 ans, une carrière bien lancée. Je peux enfin faire ce que j’aime.”

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